Big Brother

Publié le par la freniere

Plus complémentaires que rivaux, quand il arrive que les hommes se donnent la main ou l'accolade, se font la bise et l'amitié, il est possible de croire à la présence du divin. Le plus souvent, c'est le diable qui fixe les prix, laissant l'économie mener le monde. Des microbes invisibles transforment chaque chose. L'homme est l'animal le plus nuisible de la terre. En voulant dominer la nature, il l'appauvrit pour en faire son profit. Là où les plantes vivent en harmonie, il représente le chaos, pas celui qui génère comme le fit le big-bang, mais celui qui détruit. Il stérilise les semences en transformant les plantes. On n'accélère pas la croissance des fleurs en tirant sur la tige. C'est pourtant ce qu'il fait. Le loup quand il attaque le chevreuil le plus faible rétablit l'équilibre. L'homme tue l'homme pour des principes religieux ou mercantiles. Malgré les tireurs à l'affût, les oies sauvages ne changent pas d'itinéraire. Il y a sûrement une raison, quelque chose qui outrepasse le réel, un ordre à protéger, une harmonie intrinsèque touchant la transhumance.

 

Il n'y a plus d'êtres humains, seulement des «personnalités». On ne parle plus le peuple, mais le «people». Big Brother Facebook nivelle par le bas. Tant de caresses se perdent dans les émoticons. Les vieux libidineux prennent des noms de jeunes filles. On ne met plus la table pour les amis de passage, on les tablette de loin. De photos de chat en cataclysmes écologiques, l'insignifiance est devenue virale. Ne vaut-il pas mieux avoir chaud, avoir faim, avoir froid, que de manger des yeux les mêmes faux semblants? On a stérilisé les semences autochtones, vidé le bois de sa sève, remplacé les insectes par des nains de jardin. On lève des armées pour protéger le pétrole et la parole des prophètes. Le viol des Indiennes est devenu un sport, leur mort un simple entrefilet. Le règne des cuisiniers a pris la place de Dieu, la couleur des bobettes celle des philosophes. La vie ne tient plus à un souffle, mais à un doigt sur un écran. La vie n'est plus qu'une abstraction. Le sang s'est retiré sous les mains devenues blanches. On ne pleure plus qu'au cinéma où l'on prête aux robots une âme de midinette.

 

On est passé de la lampe à pétrole aux cartes à puces sans que rien ne change vraiment. Tous ceux qui vivent sans questions effacent les réponses. Les toiles d'araignée sont de petits hamacs. Elles deviennent vite une tombe pour les mouches insouciantes. De site en site, l'homme s'englue sur la toile des écrans. À force de n'être plus personne, on ne parle que de soi. Les mots ne servent plus qu'à boucher des trous. Les vides se rencontrent et les pleins s'entrechoquent. J'aurai toujours besoin du chuintement des syllabes. Je quête sur les lèvres la chair des images. J'embrasse l'air avec la bouche. Je n'ai jamais su que faire d'un trousseau de clés. Les portes closes m'indiffèrent. Dans une forêt, lorsque les bras des arbres nous enserrent, c'est plus une accolade qu'une prise de possession. Lorsque cesse la pluie, la terre en garde la mémoire. Il y a des mots qu'on jette du haut de sa bouche, qu'on piétine, qu'on efface. Je les ramasse, quitte à mordre dedans. On apprend à souffrir seul, mais il faut les autres pour aimer.

 

Avec des lèvres qui ont connu l'abîme, je jette quelques mots aux phrases qui mendient, un parfum de parole dans le silence des objets. Avec la soif dans mes os, je désaltère les fantômes d'une fontaine de chair. Je dois rêver pour rester vivant, réveiller la lumière dans le trou des ténèbres, écoper le néant dans la chaloupe du monde. Il faut parler pour toucher ce qui manque. Lorsque les mots débordent du bol de la bouche, je retourne les phrases comme l'envers et l'endroit. Je m'ennuie de mon loup. Il m'aidait à penser. Je cherche la lumière. Tout animal blessé se dirige vers l'eau. Il m'arrive de lire entre les lignes sur la page du monde comme on entend les oiseaux sans les voir. J'avance parmi les arbres en marche avec des abeilles dans les oreilles, le pas d'un cerf apeuré par la chasse. Je n'ai jamais su prier autrement qu'en marchant. C'est à la terre que je m'adresse, laissant le ciel aux oiseaux noirs en soutane de curé. J'aime le bruit de l'eau, le chant du ruisseau, un peu moins le silence du lac. J'écoute respirer la forêt. Tant de bêtes s'y répondent. C'est comme le bruit du cœur. La solitude y est moins seule, la présence plus prégnante.

 

J'observe les oiseaux qui recousent le ciel, la laine des nuages, les jambes interminables de la pluie. Je cherche la lumière. Je cherche l'eau qui fuit. Les arbres ont l'air de penser, les hommes de s'effeuiller. La petite bête des mots s'immisce dans les trous d'air. Quelle différence y a-t-il entre devenir quelqu'un ou n'être personne? La vie oscille entre les ailes du rêve et les souliers du réel. Au temps de la chasse, je cache dans ma tête des colverts avec leur bec en pelle à tarte, des cerfs dans mes mots, des gélinottes huppées entre deux paragraphes. Le gibier que j'héberge ne connaît pas le bruit des balles, mais le parfum du rut. Il y a comme un accord tacite entre les arbres, les rivières, les bêtes, mais l'homme l'a brisé. Il détruit plus qu'il ne sème. Il tue beaucoup plus qu'il n'aime. Il faut beaucoup rêver pour survivre au monde des adultes. Il n'y a pas de vie possible sans la chlorophylle de l'âme, rien qu'une existence vide que l'on nourrit d'orgueil. L'absence d'éthique nous fait élever l'objet le plus banal à une sorte de divinité. L'automobile est devenue un Dieu. Les comptables ont remplacé les prêtres. Pour les banlieusards, la tonte de la pelouse est une forme de messe. Nous dilapidons la santé de la terre pour communier au fric, au pétrole, au cinéma, à la mode. On a élevé la consommation au rang d'une vertu. Elle a réduit la perception du monde à une vision comptable. Le rêve se heurte au réel. L'odeur du réséda se mêle aux factures impayées.

 

Heureusement, les mains cherchent toujours la douceur d'une épaule. Les pieds cherchent des pas. Les mots cherchent la vie. Les yeux se perdent dans le ciel à la poursuite des étoiles. Je vois les mots gravir les marches, l'escargot transporter sa maison, le banc toucher les fesses avec ses paumes ouvertes, la terre qui raconte des histoires de fées sous la jupe du ciel. J'ai cru construire sur du solide avec des mots et des images, mais je traverse l'abîme sans une planche de salut pour faire un pont. Je regarde le plus se remplir de vide. S'il faut rire ou pleurer, qu'on le fasse pour de vrai. On a trouvé des morts-vivants, les doigts sur clavier. Ils cherchaient des amis. De héros à zéro, l'ego n'est qu'une ficelle, une brique de lego qui manque à l'ensemble, un coup d'épée dans l'eau. Les jugements d'autrui sont comme des champs de mines. Ils sèment du sang et de la poudre. Il y a autant de routes que de pas, autant de doute que d'espoir. Entre la chair et le ciment, le cœur de l'homme cherche sa voix. Il crie. Il pleure. Il fait battre les mots. Je traverse la vie à la manière d'un fantôme, sans savoir si le temps se rapproche ou s'en va. Nous sommes à la foi d'ici et d'ailleurs et nous devons marcher pour éviter la chute. Je me heurte aux secondes comme une boule de pool revenant sur ses pas. Lorsque l'éternité s'approche à pas de mots, il faut s'y accrocher le temps d'être vivant. Ce qui nous semble épars dans l'univers se maintient l'un par l'autre. Il faut croire à l'homme rapaillé, le temps d'échapper au néant.

 

Je ne suis pas las de la vie, je suis las de celle des fonctionnaires qui fouillent mes affaires, celle des actionnaires dilapidant la terre, celle des dictionnaires effaçant les vieux mots, celle des écoles qui enseignent l'esclavage, celles qui rendent le plein si vide, celle des marchands d'images qui font perdre la vue, celle des marchands de pétrole qui font perdre la vie, celle des marchands de loto qui dénaturent l'espérance, celle des vendeurs d'assurances qui font du profit sur la mort, celle des faux prophètes qui enrôlent les enfants, les fous et les illuminés, celle des faussaires qui font de l'art une marchandise, celle des marchands de toc qui tuent l'artisanat, celle des capitalistes transformant le bien en son contraire, celle des marchands de pilules anesthésiant l'amour, celle des banquiers ne blanchissant que le crime, celle des chiffres dépouillant chaque chose de leur sens verbal. Un soleil au dos mangé par les nuages brille encore devant moi. Il coule sur la neige en paillettes de lumière. Ne laissons pas l'argent empiéter sur le reste. Il nous faut redonner vie aux hommes, leur redonner l'amour, sortir les rues des villes pour en faire des sentiers, parler aux arbres un langage de sève, répondre aux oiseaux sans chevrotine de chasse, marcher avec les morts dans leurs pas de vivants. Je renais sous la caresse mouillée des mots.

 

Jean-Marc La Frenière

 

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article