Quelques mots
J'aime les animaux, des castors bricoleurs dans leurs cabanes en bois jusqu'aux fourmis dans leurs châteaux de sable. Certains humains ne savent pas se séparer quand ils s'haissent. Ce sont les mêmes qui ne savent s'embrasser quand ils s'aiment. Les animaux sont plus directs. Des milliers d'abeilles battent de l'aile pour réguler la température de la ruche. Les coccinelles se réchauffent en se collant les unes aux autres. Les bourdonnements d'abeilles répondent aux parfums des fleurs. Alité sur un lit d'hôpital, j'ai trouvé la vie dans les livres. Aussitôt debout, j'ai retrouvé les mots dans la vie. Les mots façonnent le monde à la manière des saisons. À peine a-t-on tourné la page que tout change de forme. Quand on ferme les yeux, des apparitions surgissent et les images se multiplient. Les drames de la lumière circulent entre les ombres. Des histoires s'inventent dans les loupes du bois. Enfant, j'ai découvert toute la douceur du monde sur le dos des chenilles, le goût du sang aux branches des cenelliers, le goût du miel en croquant des sauterelles. Par la fenêtre de la classe, je poursuivais la flamme d'un rouge-gorge jouant à la marelle, la trajectoire d'un train défiant le paysage. Je caressais le soleil sur un coin de pupitre, la lune sur le givre des vitres. Mon doigt sautant à cloche-pied sur le globe terrestre fut mon premier voyage. L'encre noire se répand sur la page comme la sève d'une moue dans le bois d'un visage.
Toutes les mains se touchent, la main chaude, la main douce, la main forgeant la roue, la main qui lape, la main qui jappe comme le chien du désir, celle qui caresse ou bien paresse, la main qu'on tend, la main qui sue, la main qui s'use. Les mains ont la mémoire des choses. J'ai découvert l'invisible entre les mots. J'habite la distance entre les choses. J'essaie de relier les points. Entre moi et ma mort, il y aura toujours les mots. Ce que les hommes font en groupe a toujours quelque chose d'effroyable. Je préfère le face à face. Les petits riens nourrissent mes yeux, le vol d'un oiseau, la dérive d'un nuage, le soleil jaune d'un pissenlit, la ligne vivante d'une chenille, l'élan des demoiselles sur la patinoire d'un étang, celui des écureuils sur la trampoline des feuilles, même le chahut des chiuahuas et les chats dans la gorge. Je peux tenir le siège avec un seul brin d'herbe. La vie s'agite, des petites bêtes aux herbes folles, de la stridulation des cigales au croassement des ouaouarons. Mille bourgeons explosent. L'invisible s'ébroue d'un bestiaire fantastique. Les vaches annoncent la pluie en s'assoyant dans l'herbe. Les sauterelles entendent avec leurs pattes. Les coquerelles ont vu naître les hommes et seront encore là à leur disparition. L'enfant se reconnaît dans la rougeole des fougères, la varicelle des plantes. Je réapprends à lire les humeurs du temps dans la rumeur ambiante, dans les bulles d'air et les nœuds de bois. Je resterai Alice aux pays des merveilles. Je ne suis pas à l'aise avec les chiffres. J'y suis comme un castor devant un coffre d'outils, un huard devant une boussole, une grenouille dans un coffre d'auto, un orignal coïncé sur l'autoroute, un paresseux devant un mode d'emploi. Je préfère la communion à la communication. J'arrache les pancartes no trespassing, propriété privée, à vendre ou à louer. Je laisse un jet d'urine sur le plastron des banques, un jet d'encre sur le sang, un jet de sperme sur la peau. Je me crache dans les mains juste avant d'empoigner les manchons du destin.
Les bourreaux pleurent au cinéma pour une vague amourette. À quoi faut-il se fier si les moindres sentiments sont solubles dans la fric? Aux dernières nouvelles, les caddies d'épicerie sont plus gros, plus chers et de moins en moins nourrissants. Les anges ont maintenant des lunettes. Ils perdaient trop de plumes en traversant les murs. Deux enfants pleurent sur le bord du trottoir. «Vous nous avez échangé pour des canettes de coke? - Oui, nous avions soif. - Vous auriez pu boire de l'eau avant qu'elle soit complètement polluée. - C'est moins bon quand c'est gratuit, paraît-il. - Où allons-nous aller? - Allez chez le diable, s'il le faut. Vous serez mieux chez personne. Vous y trouverez peut-être un nom, un rôle, un personnage, une âme. Il y a de vieilles âmes qui traînent encore un peu partout. Les pauvres vendent leurs yeux, leurs reins, leur foie, essayez de vendre vos rêves. Il y a des comptables qui manquent d''imagination, des preneurs de son qui manquent de voix, des imbéciles qui ne manquent de rien, des amoureux qui manquent de cœur.» Aux dernières nouvelles, des enfants naissent dans les dépotoirs. Ils y passeront leur vie à respirer des vapeurs toxiques. Si la souffrance peut nous apprendre quelque chose, la douleur, par contre, est insensée. Le corps a sûrement quelque chose de mieux à offrir comme système d'alarme. Je ne comprendrai jamais rien aux masochistes, encore moins aux sadiques. Que l'on pratique encore la torture me fait douter de l'homme. Dernières nouvelles. Derniers bombardements. Derniers massacres. Dernières tueries. Ce ne sont jamais les dernières. L'homme n'apprend rien de ses erreurs sinon de les répéter en pire. Il n'est pas étonnant que la précision des drones n'empêchent nullement le massacre des civils. La fabrication même des armes élimine à la base toute présomption d'innocence. Il faut désarmer les guerriers pour qu'ils apprennent à caresser autre chose qu'un fusil, dépouiller les plus riches pour qu'ils aiment autre chose que l'argent. Il faudrait protéger les montagnes des éoliennes géantes, les forêts des skidoos, les porcs-épics des autos, les enfants des adultes. Aux dernières nouvelles, les autoroutes sont plus larges, les avions plus rapides, les mers plus polluées. Les fées ont mis des robes de Barbie et attendent toujours le Prince Charmant. Deux enfants pleurent sur le bord du trottoir en suçant des cailloux. «Vous nous avez échangés pour un billet de loterie? - Selon la publicité, nous étions sûrs de gagner. Et puis que faites-vous là? Le diable n'a pas voulu de vous? - Le diable est un gérant de banque qui ne prête qu'aux riches. Quand à Dieu, c'est un vendeur d'assurances. - Si on ne peut se pendre au fil du téléphone, vous pouvez toujours appeler sos-suicide. Leurs préposés ont les oreilles rouges de honte. C'est beau la couleur rouge. Elle rappelle les champs bataille. On a toujours besoin d'enfants-soldats ou bien d'esclaves dans les usines.» Aux dernières nouvelles, les hommes se perdent sur le chemin de haine qu'ils ont eux-mêmes tracé. Ils ne sont plus qu'un peu de chair dans la vie des choses, une chair anémique comme des chèques sans provision. Ironiquement, parmi les êtres vivants, l'homme est le moins bien équipé génétiquement pour survivre à ses propres bêtises. Malgré l'évolution technologique, l'homme actuel n'est pas plus intelligent que ses ancêtres. Les peintres de Lascaux me semblent plus porteurs de lumière que les internautes. Pour un aveugle, la lumière peut être la parole d'un autre. Quelques mots lui redonnent la vue. C'est par le chant qu'il voit le ciel respirer.
Jean-Marc La Frenière