Mon coeur de huit ans

Publié le par la freniere

Hier encore on a bombardé un hôpital et deux orphelinats. Comment garder espoir quand l'argent et le pétrole avec les fous de Dieu détruisent les maisons du cœur? Il m'arrive de passer du je universel au petit je me moi. Souffrant d'une entorse lombaire, je me pratique à mourir et à combattre la souffrance. Les mourants sont des comptables, nomenclature des pilules, dosage des pilules, horaire des pilules, comptage des pilules, prenage des pilules, sevrage des pilules. Ils s'acharnent à faire des bilans, tout en sachant fort bien que le zéro absolu n'existe pas. Je m'accroche aux petits plus, un poil de fourmi, une aile de papillon, un brin d'herbe, le saut d'une reinette, un flocon de neige sur un bonhomme de bonheur, une larme quand il fond. Le grand fleuve du temps charrie des eaux contraires qui s'affrontent et finissent par s'unir. Les yeux aux iris fanés réclament un arrosoir. La cervelle où poussent les pensées rêve d'un miroir à facettes ou d'un kaléidoscope. On écrit pour être nu ou pour fuir sans être vu. J'ai les oreilles pleines d'images et les regards remplis de sons. Des neurones aux orteils, tous les sens forment un tout. Des atomes aux neutrons, de la tasse ébréchée à l'opinel de service, tous les objets vivent avec nous. La forêt s'ennuie des fleurs sauvages, des petits fruits, des cris d'oiseaux. Les bouleaux ont les yeux plus sombres. Une bouillie de feuilles se desquame sous la neige. Du pire à l'infiniment mieux, j'attends le liseron, la mousse, le premier papillon. J'écris avec un doigt sur la poussière des tables. Je retiens d'un geste les meubles qui remuent. Mes poèmes sont des poings qui boxent le malheur, un tisonnier qui ravaude le feu. Face à la peur et la faim l'intelligence s'efface devant l'instinct. La bonté se cache au fond des cœurs. Il faut tout protéger, de la jonquille jusqu'aux pierres. Chaque rêve est l'histoire vraie du monde. Il me faut la campagne, son air qui sent bon, son sureau, ses gants d'aubépine, son soleil blond assis sur les toitures, ses nuages qui donnent à boire aux bêtes. Les doigts attendent ce que la main décide, les yeux ce que l'azur dessine.

 

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Les pattes de table font craquer leurs phalanges. Je cherche l'herbe sous la nappe comme je cherchais la mer dans mes cahiers d'école. Mon cœur de huit ans se bat contre la mort et les chemises vides. Un enfant parle par ma voix. Quand la nature sourit, c'est avec ma bouche. Quand elle s'agite, c'est avec mes bras. Il y sûrement un lien qui unit chaque chose, l'athlète et le cul-de-jatte, les chenilles à papillon et les chenilles d'un tank, le chat qui dort et la souris qui danse, la sonate et la sonnette d'alarme, les doigts de laine et les dents de loup, le goût des fraises et l'odeur des bas sales, le si mineur et le couac, Saint-François d'Assise et le marquis de Sade, le guidon de vélo et le rhube des foins, le bon grain et l'ivraie. L'homme n'est qu'une espèce parmi les autres. C'est ici qu'il faut apprendre à vivre. Les chats surveillent le silence au passage d'un ange. Les arbres grandissent dans la nuit et rapetissent au matin. Les oiseaux chantent dans la maison des feuilles. La rosée perle sur une toile d'araignée. Une table parle avec les chaises vides. La source de ma voix a la couleur de l'eau. Les fauvettes avec leur cervelle d'oiseau peuvent lire la carte du ciel à partir des constellations. Il y a parfois plus de choses dans la tête d'un oiseau que dans celle de l'homme. Mon horloge biologique est un carnet qui perd son temps. Elle ne donne pas l'heure, mais l'espace. Ses deux aiguilles tricotent des images. Il y a cent millions d'années lumière entre hier et demain. Les sentiments ricochent d'une âme à l'autre. La vie ne finit pas avec le jour, elle galope sur le grand cheval de l'ombre. Le soleil s'appuie sur une canne de brume. Les mots du poète se mêlent aux couleurs du peintre, la langue de l'azur au jargon du matin.

 

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Les trois collines qui surplombent le lac s'embrument de rosée. La cécité du roc reflète la lumière. Il n'y a plus d'hiver. Les jardins sont pressés. La neige cogne aux vitres comme un papillon blanc. Les bords du lac fondent. Les perce-neiges et les crocus se lèvent dans les failles. Le cœur des mûres bat sous les becs d'oiseaux. Les hirondelles des sables arpègent les falaises. Bientôt, l'été versera son or dans le calice des tulipes. L'abeille trouvera le trésor. Les cigales annonceront leurs fiançailles. La pluie ouvrira les pivoines en irriguant la terre. Le cabanon s'anime où bouge le râteau. La hache danse avec la bêche. La peau de la terre laisse entrevoir ses os. La chaleur se mêle à l’œil noir des soleils. Je reviendrai toujours à la tourbe, à la glaise, au satiné des fleurs, à la plume, aux oiseaux. Je reviendrai à la grammaire faire du panache avec rien, sinon du bruit et des paroles. Les bras noirs de l'ombre soutiennent la clarté du songe. On distingue un instant ce qu'on ne peut pas voir ni comprendre. Je dessine du doigt un signe sur le sable, la neige, la joue de mon amour, pour toucher le soleil. Dans le bosquet des sentiments, l'espérance craque comme un sureau brisé. Pieds nus au bord du gouffre, je m'accroche aux mots d'amour, aux choses impossibles, à la respiration du monde, à l'écriture muette que la pluie rend visible. Je n'en finis pas d'ajouter des choses, des mots, des gestes, poussant le centre de la vie vers sa périphérie. Je creuse un trou dans la forêt du rêve, touchant avec les mains de la mémoire tous les cadavres enfouis. Je transforme en chanson les râles de la terre. L'alpha et l’oméga butinent chaque chose. Un cœur sans cicatrice a-t-il déjà battu? Les coups au cœur recousent les sutures, point par point, un coup dur, un coup bas, égrenant, grain à grain, un chapelet de misère. Il est des jours où l'esprit l'emporte sur le corps.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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