Sous zéro

Publié le par la freniere

Les geais bleus font leur nid dans la forêt de neige en repoussant du bec les mésanges en nonnettes. Il est difficile d’écrire à 30 degrés sous zéro. Il faut doubler les pages, renchausser les voyelles, mettre des bas de laine aux jambages des phrases, faire avec les mots comme les doigts dans une mitaine qui se réchauffent entre eux. Il est difficile d’écrire sans visage. Il faut faire un trou dans la glace du miroir pour repêcher les rides. Le vent reste coincé entre les chiffres et le bitume. Il n’est plus qu’un fantôme de carbone oxydant l’espérance. L’argent, le béton, chaque auto font sauter un morceau de forêt.

On ne peut plus marcher pieds nus sans payer de sa peau, sans qu’on lève un impôt sur la douceur du sable. Je ne veux plus des phrases de grands qui ne savent pas quoi dire. Je veux des réponses d’oiseaux aux questions des enfants. Je m’installe sans manière dans l’alphabet des plantes, les comptines de fleurs, le coton des voyelles. Les ardoises du toit sont comme les écailles sur le dos d’un saurien. Il suffit d’un mot pour y glisser avec l’eau des gouttières. Je guette l’invisible, le jamais vu, les rides sur les masques, les rictus de la lune, les ombres de souris sur le poil des chats. Les images bougent dans la nuit. On les entend marcher sous les paupières, jouer à la marelle des couleurs. De la tête à la bouche, on les entend se fondre dans la matière verbale.

Le chant du coq est un postier sonore. Chaque matin, il vient distribuer le courrier du soleil. Au barreau de la vie, les fleurs sont mes avocats. Elles plaident pour mes mots, mes silences, mes manques. À la mort de ma mère, j’ai cru mes racines battre dans le vide, mais la sève revient avec sa parole au milieu de la mienne. Pour la première fois, je sens l’affection de mon père. Son silence sert d’appui aux phrases qui me viennent. Malgré la neige qui tombe, le ciel court en espadrilles dans ma tête. Le soleil trempe ses pieds dans le ruisseau du cœur. J’écris avec les mots qui ont raté le convoi, la tête dure des rochers, les idées folles du foin. Aucune phrase n’est finie. Elle poursuit sa route dans celles qui vont suivre.

Laisserons-nous autre chose qu’une terre mal en point ? Le bois mort laisse au moins quelques bûches pour le feu, quelques vers aux insectes. Sous la neige, il y a de la pluie qui attend, des oiseaux qui souffrent, des moutons qui bêlent dans la laine des mitaines, des pilous oubliés, des pouces endoloris, un arc-en-ciel sans couleurs. La blancheur atténue le contour des ombres. Chaque flocon prend sa force en devenant la neige. Quand je parle aux étoiles, je dis nous. Je dis mes sœurs, mes amies. Je tutoie l’absolu dans le plus grand respect. La poésie ne pleure pas. Elle met des larmes aux yeux. Elle met le rire dans la bouche. Elle met des mots sur le silence. Elle met les pieds dans les plats. Elle met le calme sur les jets de pierres. Elle fait battre la porte dans la maison des gestes.

J’écris avec la voix des fous, des ignorants, des bêtes. J’écris pour respirer, ne rien laisser à l’huissier de la mort. Lorsque je fais le tour des tombes, il arrive que des morts ne me répondent pas. Je parle pour les autres qui dansent dans ma tête. J’écris comme je vis, une main dans la neige et l’autre dans le feu. Malgré tout, malgré nous, l’amour existe encore. On lit toujours Rimbaud. On fait pousser des fleurs. On façonne l’argile. On parle avec des mots, des images, des sons. On fait pousser du riz dans les cratères de bombes, des mots sur des écrans, des poils dans la main. Les gouttes de pluie humectent le cerveau. On se gratte. On se mouche. On vole encore des pommes dans le verger des riches. L’amour exalte encore.

J’ai vu deux écureuils se partager un gland, deux enfants s’embrasser au milieu de la rue, des libellules patiner sur la tôle d’un char, une fillette tricoter avec sa grand-mère en écoutant du rap, un soldat déserter et marcher sur la tête. Il a changé son treillis de combat pour un treillis de paille, la béquille d’un fusil pour un bâton de pèlerin, son statut de tueur pour un tuteur à vignes. L’amour exulte encore. La pluie est une joie quand ses lignes se croisent au–dessus du jardin. Elle change les images. Elle étire les bras. Elle allonge les ombres.

Mes textes ont des chandails trop longs. Je m’y perds en parlant. J’écris avec la terre au bout des mots, des grosses bottes d’écume, des raquettes de neige, un paletot d’espérance où le vent met sa griffe. Je rempaille les chaises de voyelles en babiche. Je me lave la langue dans la lumière du jour. Le poil des chevreuils m’enseigne la campagne. Je suis fou d’impossible, d’innocence, de rêve. Je m’entête à aimer malgré la haine autour. Même assis, ma tête marche dans les sentiers perdus. Mes gazouillis d’enfant persistent dans les mots.

J’apprends la langue maternelle. J’ouvre la bouche pour des baisers ou des mots libres. J’ouvre les bras pour le soleil. J’ouvre les yeux pour les images. Je reprends mes chemins de campagne, mes livres boueux, mes images venteuses. Le grand chien de la nuit jappe dans ma maison de papier. Le chat surveille les virgules qui veulent s’échapper. Des petits mots essaient leurs pattes de mouche et finissent en ratures. Il fait beau ce matin. Le corps remet le cœur dans son assiette, le couteau sur la table, les pas sur le plancher, les ombres dans les coins. Un écureuil fait sa grotte dans une muraille de livres. Il écale les phrases une à une. Je ramasse les miettes pour en faire un poème.

 

Jean-Marc La Frenière

 

 

Publié dans Prose

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