À peine les mots

Publié le par la freniere

À peine les mots de nuit nourrissent-ils les phrases du matin, je suis déjà debout. Je m'éveille en images. Je mâche quelques verbes en buvant mon café. Dans la misère des hommes, chaque chose a son prix. Les colliers de perle sont les sanglots de la mer qu'on enchâsse. Il faut semer des fleurs dans un hectare de tendresse, des fruits nouveaux dans un verger perdu. Sous la peau verte et rouge se cache la chair blanche des pommes. Le mouvement des branches laisse deviner l'indice d'une présence, une géographie de signes. Des animaux pénètrent dans mes pages, des galets, des ruisseaux, des torrents de montagne. Des foules en colère écartent les broussailles.

 

L'économie contamine les gestes quotidiens. Il ne faut pas confondre les chemins de haine et les sentiers de laine, les aiguilles de pin et les seringues épidermiques. Des lèvres végétales germent les petits pas de l'herbe. Chaque mot conjugue l'ordonnance des jours. L'histoire des plantes importe plus que le déroulement des faits divers. Je voyage entre le tout et le néant, la mer et l'errance, la mémoire et la mort. Les craquements des arbres et les cris des oiseaux, je les intègre dans mon texte. Le paysage ne disparaît pas quand on ferme les yeux. Il change de visage. Le regard s'agrandit. Dans une enveloppe de culture germe un alphabet rebelle. En remontant vers l'origine, je n'ai pas croisé Dieu, mais des amibes et des étoiles, des fossiles antérieurs aux premiers mots d'amour.

 

Je remonte le fleuve de Paspébiac au lac Champlain. J'avance dans le temps, un pied de chaque côté de la faille Logan, le pied droit dans les Cantons des blokes, le pied gauche du bord des Québécois. Rendu à Québec, j'ai le pied droit dans la Haute Ville et le pied gauche dans la Basse Ville. Plus haut dans l'Ungava, la neige du grand nord est une tombe autochtone. C'est là où dorment les Inuits et les âmes des morts. L'air sera vif. La terre sera blanche. J'aurai des mitaines de peaux, un foulard de laine et des raquettes au pied. Dans un pays si plat, c'est la hauteur de vue qui compte. Il n'y a presque personne, presque pas de mots, presque pas de bruits. Des lames de givre rasent les joues du ciel. La nuit se dissout quand le soleil se couche. Plus bas, les mouettes se gavent de mégots, de frites molles et de McDo. L'histoire se répète de fleur en fleur, de neige en neige. Quand la chaleur est en veilleuse, on bouge plus lentement. Ce n'est pas ici que j'ai appris la vie. J'ai voulu malgré le froid, faire du café à même la neige, aiguiser mon couteau sur la bannique salée. Je veux bien coucher dans la neige, mais qu'au moins ce soit dans mon pays. À la merci de l'espérance, je suis ouvert à tout.

 

Je n'ai pas appris à fabriquer des rêves. Ils viennent et partent quand ils veulent. Des miettes de parole s'accumulent. J'avale chaque matin les vitamines de l'aube. Je collectionne les murmures de papier, les paysages montés en graines, des bribes d'histoire, les bouteilles échouées sur le sable des plages. Les bruits de langue humectent le papier. Je vis dans la pliure des saisons. Chaque paysage recèle un dictionnaire. J'apprends à lire dans les arbres, les éclairs, les odeurs invisibles. La ligne d'horizon trace la limite entre mes mots et la réalité. Là où le désespoir traîne sa défroque de clown, il arrive que des miracles se produisent. Je ne porte pas l'uniforme vert des académiciens, plutôt une gueule de voyou, une canadienne râpée, des souliers déformés par la pluie. J'écris avec le ventre vide et les poches trouées. En état de légitime démence, je reste l'insoumis adossé au hasard.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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