Plaidoyer pour un Québec sous l'acide

Publié le par la freniere

Photo: Annick Sauvé

Photo: Annick Sauvé

Dans «Pépins de réalité», Michel Vézina rêve de «grosses plumes sales qui crachent sur le monde»

 

Ils trônent dehors comme des totems, au coin des routes 257 et 108, à Lingwick. Voyez-vous ces deux gros camions rouges, grâce auxquels Le Buvard, la libraire ambulante cofondée par l’écrivain Michel Vézina il y a deux ans, essaime poésie et autres morceaux de prose sur les routes des Cantons-de-l’Est, un peu comme Ken Kesey distribuait en son temps du LSD à bord d’un bus scolaire ? Pourquoi deux camions ? Parce que l’un d’entre eux s’est définitivement arrêté, en juin dernier. On le transformera peut-être bientôt en résidence d’écrivain.

 

L’intérieur de la maison où nous entrons, c’est ce qu’on appelle le salon. Bienvenue dans le premier « publibrairie » du Québec. Pub, parce qu’on y sert du rhum, de l’IPA microbrassée et du pastis. Librairie, parce qu’on y vend des livres. Voici le genre d’endroit où il fait bon s’abreuver de la nécessaire illusion que refaire le monde autour d’une bouteille contribue réellement à le changer. Voici le genre de lieu de plus en plus rare où téter une bière et débattre de grosses questions peuvent avantageusement se conjuguer.

 


Lançons-en donc une, grosse question : la littérature, ça sert à quoi ? Pourquoi cette question-là ? Parce qu’elle traverse toutes les pages de Pépins de réalité, le nouveau« récit lysergique » signé Vézina, livre mi-journal, mi-roman, que l’on rangerait dans la catégorie « creative non-fiction » si nous vivions un peu plus au sud.

 

« Pour moi, ça sert à trouver une autre manière d’envisager le réel et, en même temps, de le pervertir », répond le libraire, chroniqueur, bonimenteur, clown et éditeur devant un scotch d’après-midi, servi par son partenaire Maxime Nadeau (devenu « Le Nadz » dans Pépins…). « C’est pas pour rien que notre projet s’appelle Le Buvard. Collectivement, on ne prend plus assez d’acide ! Socialement, on n’est plus assez stones. On prend beaucoup de dopes qui rendent amorphes. On vit dans un monde d’une platitude infinie et on se conforte dedans. On ne fait même plus le party parce qu’on travaille le lendemain ! »

 

Il ajoute, moins par souci de santé publique que pour s’assurer qu’on goûte bien la teneur métaphorique de son appel au déséquilibre permanent : « J’ai des amis qui ne boivent pas pantoute et qui sont complètement allumés. L’acide dont je parle, c’est un état d’esprit. Je n’ai pas bouffé d’acide depuis 30 ans, mais je suis encore sur l’acide, parce que je veux être sur l’acide. »


Une sagesse qui gangrène


« Comment comprendre et croire un artiste lorsqu’il se déguise en commentateur d’actualité à la radio nationale […] », se demande ainsi l’éternel rebelle dans Pépins de la réalité, atterré par la mortifère sagesse gangrenant ses collègues. « Les romans sont écrits comme des soaps, les histoires sont racontées comme des séries télé, […]Comment ne pas froncer les sourcils quand une jeune écrivaine cherche un réparateur pour son cellier à partir de sa page Facebook ? »

 

Vézina réprime un sourire d’ado quand on lui lit ce passage : « Je donne souvent cet exemple : la meilleure chose qui a pu arriver à la peinture, c’est l’invention de la photo. D’un coup, les peintres ont perdu leur job de représenter le réel et ç’a permis la création d’un paquet de mouvements picturaux. J’ai l’impression que la littérature n’a pas encore eu ce choc-là. Il y a trop de romanciers qui sont des scénaristes frustrés. À la page 16, il faut que t’aies ton premier pivot narratif, que tu définisses ta quête. Il n’y a pas assez de romanciers qui, comme Mathieu Arsenault par exemple, se battent contre ça, qui cherchent de nouvelles manières de représenter le réel. »

 

« Je veux des grosses plumes sales qui crachent sur le monde », écrit le tendre punk. Tout Pépins de réalité tient dans cette phrase-manifeste.

 

Le clown et l’écrivain

 

Aux murs du « publibrairie », deux tableaux de Sergio Kokis : l’un d’un clown, l’autre d’Hemingway. « C’est mon éditrice qui est entrée un jour et qui a dit :“ Fuck, Michel, il est accroché là, ton livre !” », se rappelle l’auteur de Parti pour Croatan (Somme toute, 2014), éternellement déchiré entre son côté artiste de cirque (semi-retraité) et son côté écrivain. « Avant, je n’étais pas conscient de cette schizophrénie-là », confie-t-il, comme étonné par ce qui saute pourtant aux yeux de quiconque a jasé deux minutes avec lui.

 

Notre hôte garantit néanmoins que les excès ne composent plus son pain quotidien, malgré les quelques inquiétants chapitres ponctuant ce récit où s’entrechoquent le biographique et l’invention (dont une scène mettant en vedette un dentier porté disparu et un sauvage mal de bloc post-Salon du livre). « Dans ces passages-là, j’entretiens mon mythe », plaide-t-il.

 

Pépins de réalité trace ainsi le parcours toujours cahoteux d’un homme cherchant à concilier ses désirs de solitude et sa tyrannique soif d’expériences directement vécues, pour employer l’expression qu’il emprunte à Guy Debord. Face à un cul-de-sac existentiel, le quinqua, entre les pages de son livre comme dans la vraie vie, se résoudra à enfin mettre du gaz dans son vieux rêve de librairie ambulante. Existe-t-il meilleur moyen de défier la mort que de constamment rouler ?

 

Ses précédents livres se dressaient déjà comme des doigts d’honneur à la fin avec un grand F — La machine à orgueil (Québec Amérique, 2008) avait fleuri à l’ombre du deuil de son ami Dédé Fortin. Celui-là gronde davantage qu’il rugit. La mort, toujours là, se double d’une peur, celle de mal vieillir, sort réservé par cette chienne de vie à trop debums comme lui.

 

« Il y a sept ans, j’ai fait un infarctus, raconte Michel. Dans l’ambulance, ils m’ont shooté toutes sortes de trucs pour me réveiller. J’entendais le chauffeur parler dans son CB et demander où il m’amenait. La répartitrice a dit : “Il y a une place à Maisonneuve. ”Le chauffeur a répondu “Je pense qu’on se rendra pas, ça nous prend une place plus proche.” J’étais couché et, dans ma tête, ç’a fait : “Holy fuck! Je suis en train de crever !” Aujourd’hui, je sais que je vis sur du temps emprunté, mais je n’ai pas peur de la mort. Comme je suis chargé de rêves et d’illusions, ce dont j’ai peur, c’est de ne pas avoir le temps de faire ce que j’ai envie de faire. »

 

Dominic Tardif       Le Devoir

Publié dans Les marcheurs de rêve

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