La guerre des fleurs

Publié le par la freniere

Récit amérindien La guerre des fleurs Domingo Cisneros, traduit de l’espagnol par Antoinette de Robien, Mémoire d’encrier, Montréal, 2016, 155 pages

Récit amérindien La guerre des fleurs Domingo Cisneros, traduit de l’espagnol par Antoinette de Robien, Mémoire d’encrier, Montréal, 2016, 155 pages

Le long du rang de La Seigneurie à Sainte-Émélie-de-l’Énergie, parmi les dos arrondis de la vieille croûte laurentienne, habite un étrange personnage, espèce de sorcier mâtiné d’animal mythologique. Du satyre il possède la stature fougueuse et trapue. On baisse instinctivement les yeux, la première fois, s’attendant presque à découvrir deux sabots fourchus à la place des bottes de chasse fleurant le cèdre et le rognon de castor. Domingo Cisneros est un artiste des bois comme il y a des grives des bois et des troglodytes des forêts. « J’utilise les dépouilles des esprits sauvages. Je les ressuscite, je les convoque, je les réunis. »

Son art, Cisneros le décrit comme un mystérieux office. Son matériau unique et innombrable, c’est la forêt boréale, avec ses concrétions et ses excroissances, ses carcasses abandonnées, ses granits et ses écorces, ses rudes textures et l’affolante douceur de ses duvets. Je l’ai connu à l’affût non de l’orignal, mais du chasseur capable de lui procurer la toison d’or de la bête lumineuse. Son antre était un laboratoire des territoires du toucher, encombré de fémurs et de souples tiges, de nids de guêpes et de plantes comestibles. « Prosodie osseuse. Verbes imprégnés de moelle, décasyllabes débridés, brûlure d’adjectifs. […] J’ai profité de ma tendre expérience dans des abattoirs, des pompes funèbres et des boucheries pour m’attaquer avec dextérité à toutes sortes de cadavres, développant simultanément mes connaissances et ma sensibilité. Le chasseur de la Sierra Madre, le collecteur de scorpions et de lézards, de pierres et de minéraux, de plumes, m’ont aussi facilité la tâche. »

Il est né dans les déserts du nord du Mexique, fils de la nation Tepehuane : « Sur une falaise, tu contemples, à vol d’oiseau, des civilisations disparues et d’autres, encore à venir. Une fissure noire qui descend vers une vallée argentée. Des aigles qui font la sieste entre deux pics. Une araignée dans une rainure, fabriquant son piège. Le bruit des sabots d’un bouc sauvage. Des présages de tremblements de terre. Un charivari de nuages. Un puma. Ensuite, personne, rien. » Et c’est peut-être pourquoi nous, qui avons lu Castaneda et fumé les bonnes herbes, avons tendance à écarquiller les yeux de joie anticipée quand l’auteur nous parle de « lieux de pouvoir », de « donner vie à leurs esprits, fantômes, gardiens ». On se dit qu’on va avoir droit à au moins une touche de l’hallucinante sagesse magique des Indiens Yaqui, transposée chez les Anishnabe et les Cris de nos déserts d’épinettes. Ou à du Thoreau sur le peyotl.

 Maître ès os et carcasses

En même temps, les rituels auxquels nous convie cet exigeant maître ès os et carcasses se situent aux antipodes de la facile séduction de ce mysticisme exotique. C’est de l’âpre terre du Nord et du coeur même de ce que nous sommes que monte le chant de féroce tendresse de cet homme qui, il y aura bientôt 50 ans, délaissa les cierges épineux de sa pierraille natale pour embrasser l’autochtonie d’ici. En lui résonne l’appel de toujours : « Viens, entre dans la forêt avec moi. Oublie qui tu es, d’où tu viens. Viens avec le désir de t’améliorer, viens pour aimer cette autre réalité qui, chaque jour, va disparaissant. »

Sous-titré Anthologie secrète et regroupant des textes dont l’écriture couvre plus d’un demi-siècle d’apostolat artistique sauvage, La guerre des fleurs se lit comme un concentré de prose d’une grande beauté où brûle une énergie un peu désespérée. Une guerre de mots fleurie, entre vibration poétique et imprécations. « Allez-y, villes suceuses. Grandissez, étalez-vous, étendez-vous, consumez, tandis que l’art, les ours et les chemins sauvages iront faire un tour sur les montagnes russes de l’enfer. Passez une belle journée. »

« Maudit sauvage » qui s’assume, Cisneros, voyant sa forêt transformée en terrain de jeux pour ados de tous âges au téléphone vissé dans la paume, ne prise guère les fruits du processus d’expansion commerciale tentaculaire qui nous tient actuellement lieu de civilisation. « Les différences de caractère spirituel entre un lieu sauvage et un autre domestiqué par l’être humain sont évidentes. L’inspiration que le premier nous donne est plus vigoureuse, plus profonde et, disons-le, plus éternelle. »

Les jeunes pédaleurs qui, dans un boisé de Sherbrooke à la brunante, entendant chanter le coyote non loin, ont eu l’instinct de survie de sortir leurs brillants téléphones pour appeler la police l’auront fait hurler de rire, c’est sûr. « La forêt, telle un chien ou un loup, sent tes faiblesses, ta peur. Ou ta férocité cachée. » Domingo encerclé par les coyotes ? Le diable d’homme y verrait l’occasion d’inaugurer quelque dialogue. On ne passe pas 50 ans en plein bois pour vivre comme une lavette.

Tout est bon

Parmi les passages les plus fascinants du livre, ceux où l’artiste forestier transmet son savoir : tannage des peaux, fabrication de sachets à l’aide de tripes, pièges à poissons, plantes médicinales, etc. Je m’y suis retrouvé comme à l’époque où j’apprenais à poser des collets et à bâtir un abri dans les pages d’un manuel scout ou d’un livre de Paul Provencher. Avec, en prime, le souffle baroque de cette espèce rare : un véritable écrivain.

De la belle préface de Laure Morali à la sensible traduction d’Antoinette de Robien, tout est bon dans ce livre. Comme dans le cochon, pourrait ajouter le grand utilisateur d’esquilles et de rognures qu’est l’auteur devant l’Éternel. Voici un ouvrage à laisser traîner au chalet, n’importe quel chalet, votre vieux camp en bois rond ou bien votre abominable tentative, huit pièces, deux salles de bains, de transporter Brossard au bord du lac.

« Quelque chose en toi est demeuré intact. […] Toi-même, tu te considérais comme un monstre, un être méprisable ou un pauvre type. Quoi de mieux, alors, qu’un autre verre, de la musique, des rires ? Mais cette épine qui est restée en toi a été ton salut. Elle t’a ramené ici, dans ces forêts. Sois le bienvenu. Il n’est jamais trop tard pour apprendre, pour recommencer. Viens avec moi. »

 

Louis Hamelin        Le Devoir

 

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