Une planète désorbitée
Jean-Claude commande une autre bouteille de sancerre blanc. Ses plaisanteries font rire le serveur de cette brasserie d'où les voyageurs peuvent admirer la masse illuminée de la gare de Lyon. A minuit, nous trinquons en parlant. Je regarde le visage gris de Jean-Claude - les poches chiffonnées où ses yeux s'enfoncent comme des poings. Mon ami n'a pas triché avec sa vie. J'aime qu'il ait - c'est une grâce - le visage de ses livres, la voix de son phrasé. "Pirotte, c'est un grand d'Espagne !" s'exclame, admiratif, Olivier. Je dirais plutôt, comme Baudelaire à propos de son double américain, "une planète désorbitée". Sans poser au maudit, Jean-Claude accepte superbement d'incarner aujourd'hui cette épave qu'il n'a pu s'empêcher de devenir. Oui, ce légendaire bon à rien, ce paresseux sublime a converti sa vie, et dès l'enfance, au vide. Jean-Claude rend au chagrin sa drôle d'allure de pitre. il sait que la mémoire est du papier mâché ; l'inspiration, une petite marchande d'allumettes. Il a du coeur pour raccompagner chez elles ces figures d'une mélancolie mal famée. Il se marre en confessant que, bien sûr, l'ivrognerie, cette comédie de l'abjection, n'est pas si poétique. Certains soirs. La mort dans le cerveau, il remonte son col pelé - et titube, carcasse ! Derrière la brume de son oeil humide, grelotte le soleil d'une phrase à naître. Sur les trottoirs, la buée qui fume de sa bouche dessine, patibulaire, le malheur d'être né. Petites volutes de solitude pour saluer ces copains sans identité qui, à deux heures du matin, rôdent furtivement près des gares de n'importe où. Et que, toujours, les flics finissent par foutre au trou. - Un alexandrin de Mallarmé scande mon retour à la maison : "Verlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine."
Yves Charnet