Armel Guerne
Armel Guerne (1911-1980), c’est un nom d’écrivain, de poète, de traducteur – et un des secrets les mieux gardés de la littérature française. C’est aussi, comme Pascal Pia, Hubert Juin, Henri Thomas ou Guy Dupré, un mot de passe : sa signature suffit à justifier l’intérêt d’un texte et atteste la qualité de celui-ci. Que ce soient Les Romantiques allemands, L’Âme insurgée, ses Lettres à Cioran, ses textes critiques (Bloy, Paracelse, Novalis, Hölderlin, etc.) : tout chez ce mystique hanté élève ou, ce qui est le même, exalte. Sur le Romantisme : « Rien n’est moins littéraire, à tout prendre, que la plus littéraire des écoles. Mais, qu’on s’en tienne aux œuvres ou aux hommes romantiques, il faut, pour les approcher, un surplus de cordialité, une imagination fraternelle, une sympathie non pas seulement généreuse ou de bonne volonté, mais riche précisément elle-même et qui ait quelque chose à leur prêter : une expérience intérieure, ses ecchymoses et ses flammes. » Sur le Romantisme allemand en particulier, il livre des aperçus très peu lus ailleurs, des pistes : « beaucoup plus religieux qu’on ne le dit en général, sorte d’étrange greffe catholique sur le tronc déjà vieux du protestantisme ; mais une greffe, à peine entée, qui se prétendait l’arbre même. » Sa tentation de toujours, qui est aussi tentative, fut de « bricoler dans l’incurable » (Cioran), mais avec les ressources du chrétien (hétérodoxe) en lui.
Bibliographie :
Oraux, éd. Grenier, 1934
Le Livre des quatre éléments, G.L.M., 1938 ; Le Capucin, 2001
La Cathédrale des douleurs, La Jeune Parque, 1945 (Repris dans Danse des morts)
Mythologie de l'homme, La Jeune Parque, 1945 ; La Baconnière, 1946 ; Le Capucin, 2005
Danse des morts, La Jeune Parque, 1946 ; Le Capucin, 2005
La nuit veille, Desclée de Brouwer, 1954 ; InTexte, coll. « D'Orient et d'Occident », introduction de Jean-Yves Masson, 2006
Le Temps des signes, Plon, 1957 ; Granit, 1977 ; Le Capucin, 2005
Le Testament de la perdition, Desclée de Brouwer, 1961
Les Jours de l'Apocalypse, Éditions Zodiaque, 1967. Poèmes d'Armel Guerne et visions de saint Jean. Reproductions de détails de l'Apocalypse de Beatus de Liébana.
Rhapsodie des fins dernières, Phébus, 1977
Le Jardin colérique, Phébus, 1977
L'Âme insurgée, écrits sur le Romantisme, Phébus, 1977 ; Le Seuil, coll. « Points essais », édition augmentée, préface de Stéphane Barsacq, 2011
Temps coupable, Solaire, 1978 (repris dans Au bout du temps)
À contre-monde, Privat, coll. « "La Contre-Horloge », 1979 (repris dans Au bout du temps)
Au bout du temps, Solaire, 1981
Le Poids vivant de la parole, Solaire, 1983
Fragments, Fédérop, 1985
Les Veilles du prochain livre, Le Capucin, 2000
Journal 1941-1942, Le Capucin, 2000
Lettres de Guerne à Cioran, 1955-1978, Le Capucin, 2001
Armel Guerne / Dom Claude Jean-Nesmy, Lettres 1954-1980, Le Capucin, 2005
Le Poids vivant de la parole, Fédérop, 2007 ; édition revue et augmentée, contenant : Temps coupable • À contre-monde • Au bout du temps • Le Poids vivant de la parole • Poèmes inédits
André Masson ou les autres valeurs, Les Amis d'Armel Guerne asbl, 2007 (édition hors commerce)
Le Verbe nu. Méditation pour la fin des temps, Le Seuil, édition établie et préfacée par Sylvia Massias, 2014
Ecouter regarder (1)
Ecouter. Regarder. Que voyez-vous ?
Qu’entendez-vous ?
C’est la question que Dieu vous pose.
Regardez ! Ecoutez !
Il est des pires sourds
Que ceux qui refusent d’entendre :
Ce sont ceux qui écoutent
Autre chose, n’importe quoi,
Mais autre chose. Et quels aveugles
Les yeux pleins, qui ne cherchent jamais à voir !
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Loin de leur nom
Les hommes aujourd’hui, Seigneur !
Naissent frileusement
Comme ces roses de novembre
Qui ont plus de mémoire
Que de cœur,
Sous la splendeur ardente de leur robe,
Pour lutter contre les frimas.
Belles, mon Dieu, de toutes grâces
Dans ce manteau de souvenir
Qui les quitte déjà.
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Miserere
On les a vus, l’impatience fleurie
Entre les doigts et la peur vide dans les yeux :
Ceux-là qui font le nombre noir de la cohue
Et le luxe des épouvantes. Qui sont-ils ?
Ils ne sont rien que cette hâte
Comme un vent blanc,
Seulement pour ne pas y être.
Mais ils sont là, tenacement, ils sont tous là
Ceux qui tiennent la place
De leur absence. Et leur nom est légion.
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Signal
Et tant de ciel
Pour aussi peu de terre !
Ce miracle de la promesse
Il est signé, là, sous nos yeux,
Déposé dans notre regard.
Il suffit de venir au monde
Et d’y ouvrir les yeux
Pour ne plus voir partout que ce salut
Levé sur nous avec le jour, et dans la nuit
Multiplié par les étoiles.
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Le jour
Nous avons pris dans nos mains notre jour,
Nous, les enfants du jour ! Nous le prenons
Dans nos nocturnes mains pour le porter en terre
Et le gâcher, l’épaissir, le serrer
En un lourd ciment noir, bien consistant
Et bien compact : quelque chose sur quoi
Se fixent nos lumières, superbement,
Cet orgueilleux déchet de notre histoire !
Alors qu’en se levant sur nous
Il n’était que lumière et le sera demain.
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Communion
Anges de ma douleur
Qui avez tant aimé
Ceux que j’aimais,
Donnez-leur à présent
Leur musique
Dans le cœur.
Donnez-leur votre compagnie !
On est si orphelin
Dans l’aujourd’hui
Sans votre grâce.
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La défection et l’infection
Que si les langues se défont
Comme à présent nous les voyons
Sous nos yeux se défaire :
Lâches de toutes lâchetés
Les langues des nations. Déshabitées !
Oublieuses soudain de ce qu’elles étaient,
Ces harpes de l’ineffable, pour devenir
Ce qu’elles ne sont pas : ce liquide de corruption
Lui-même corrompu, opaque à tout silence,
Eteint à toute soif, et qui remue en-bas !
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… et la résurrection
Cette atroce vidange, est-ce pour l’agonie
Ou la résurrection de la parole ?
Si nos langues ne parlent plus
Mais sont, sur le miroir terni
De notre chrétienté comme un mauvais brouillard ;
Si elles ont congédié leurs anges
Pour se livrer au bavardage
Et au baiser des bouches de l’abîme,
Plus rien ne porte plus le poids vivant de la parole !
Le Verbe sera nu, terrible dans sa gloire.
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Armel Guerne