Serge Doubrovski

Publié le par la freniere

Serge Doubrovski

Je refuse.
Je ne veux pas m’en souvenir, je refuse. Parce qu’il est si réel, Serge, et que le souvenir, ce terme est comme une mise-en-terre, c’est comme si c’était fini. Je refuse. Dans mes rêves, je le vois venir m’ouvrir la porte du 5 rue Vital. Ou, parfois, je rigole, le vois passer un petit matin de 2008 par la fenêtre de sa chambre à Centre culturel international de Cerisy-la-Salle parce qu’il avait oublié où il avait mis la clé, lors du premier colloque sur l’autofiction (Claude Burgelin était à mes côtés) et que Serge voulait quand même un petit déjeuner. Son corps n’avait pas encore vieilli. Le temps passe si vite.
En 1998, quand, fille-sans-peur que je suis, je lui avais écrit pour lui dire que FILS me semblait avoir été charcuté, que je souhaitais en discuter avec lui et qu’il m’avait, après un échange de lettre, invitée avec son grand ami Michel Contat à La Rotonde, il s’exclama : « OHHHHHHH, si vous saviez ! Il y en a PARTOUT, partout, chez ma sœur en Angleterre, à NY, dans ma cave, chez des amis. C’est un travail de dingue (parlait-il de SON travail, jadis, ou de celui qui m’attendrait ??) » et, ajoutant avec malice, fierté peut-être, un peu d’inquiétude sûrement aussi : « Je vais vous rapportez tout ça... Vous avez une voiture ? - Oui, une Clio. Rouge. ».
Depuis, nous nous sommes vus, écrits, j’étais à son mariage avec la belle Elisabeth, on a préparé le reportage télévisé Autofictions de Dominique Gros, on a parlé à la radio, on a fait Cerisy où il a rencontré son « adversaire » dans la matière, Vincent Colonna (ça s’est merveilleusement passé). On s’est amusés, on a discuté, je l’ai agacé plus de maintes fois, il était tellement plus vif d’esprit que moi. Mais peut-être que je le touchais pour deux éléments biographiques pour lesquels je ne peux rien : je suis allemande (franco-allemande, mais cela n’était pas important, une Allemande allait travailler avec une équipe autour de ses manuscrits, donc donner parole à ce qui ne pouvait être dit ouvertement) et, aussi, je suis incapable de vivre sans mots pour accompagner la vie et la mort (les pères morts), ni survivre sans amour (avec ou sans –s). Le suicide d’un être aimé, lui et moi avions vécu cela, la douleur innommable, et aussi les séquelles que laisse un avortement, l’amour fou et l’autre, réparateur. On regardait ensemble les filles, les garçons, coup de coude de ma part, en terrasse, puisque sa table n’était pas encore prête, lorsqu’une formidable créature classe passe. Il acquiesce.
On a les mêmes goûts. Pour plein de choses. Quel exemple choisir ? Son goût pour… le jardin.
Parlons du jardin, en 2008, rue d’Authie à Caen. Des pommiers, l’un vient de s’écrouler sous la tempête (« non, c’est vrai ? » « Ben viens voir. » « Mais c’est dingue. Tu as lu La Reprise où Robbe-Grillet décrit son parc saccagé par la tempête de 99 ? » « Natürlich. Je travaille sur ses avant-textes, d’ailleurs… » …) et le cerisier où Eva se balance dans un hamac pendant qu’on discute.
Ce qu’il aimait peut être dans le jardin, c’était d’avoir de la place, de ne pas être enfermé, peut-être aussi la mémoire du jardin du Vésinet où sa mère dressait la table et y posait les mets favoris de son fils. Se souvenait-il aussi d’avoir rendu fier ce « Mensch » qu’était son père lorsqu’il a réussi le concours d’entrée de l’ENS, concours qu’il révisait dans le jardin pendant que son père crachait ses poumons, anxieux pour l’avenir de son garçon. J’ai justement la voix de Serge en tête et le raidissement soudain de son corps, Serge qui, d’une voix ferme, d’adulte, de père, me dit : « Non, tu n’as pas dit ça à ton fils Etienne. Non, faut pas que tu répètes cette phrase de mon père à ton garçon : « Si tu as un 20 sur 20, tu as une récompense, sinon t’as rien. C’est pas bien. ». Serge, il est ça aussi, toujours demander des nouvelles des proches et être flatté de voir Aline Grell-Feldbrügge, ma fille, le lire (Un homme de passage) dans le-dit jardin, l’année de son bac. « Une si jolie fille, si jeune qui me lit !!! » Cela l’étonnait sincèrement. Encore une des leçons de vie(s). Ne jamais être trop sûr(e) de soi.
En ces jours (décembre 2017) où une célébrité du show-biz (Johnny Hallyday) et du monde des lettres (Jean d’Ormesson) viennent de s'éteindre, je ne peux m'empêcher de penser aux obsèques de Serge. Il s’en serait moqué mais moi, j’aurais voulu que lui aussi soit entouré de tout c/ses admirateurs, ses lecteurs, lectrices, ceux et celles, entre autres, qui ont laissé des mots bouleversés sur les sites, par téléphone, lettre, à l’annonce de sa disparition.
Mais peut-être qu’elle est là, la force d’un écrivain comme Doubro. Tout le monde sait qu’on le retrouvera toujours dans ses livres, lui, la vie, la vraie, dans toutes ces turbulences, ces constances, ses lésures et gourmandises, l’anxiété et la survie…. Et qu’on n’a pas besoin de se souvenir de lui, puisqu’il est là.
Serge est là, captivant, il vous prend dans ses filets cousus de mots qui vous permettent de surfer sur son rythme phrastique, qui vous arrêtent subitement, tête sous l’eau ou dans les airs, cette musique, cette vague qui vous recrache ou vous repêche, et on continue... Il l’est toujours, cet homme. Moi qui n’allais jamais sur des tombes, je me sens bien, là. Seule avec ce que je sais de vivant, et je pense au jardin, à la place, qu’il aimait avoir. Et, finalement, quand je suis là, j’espère qu’il survient, « eh c’est une blague ! Je suis là. » On refuse, refusionne et… Il survie. allez, on fête ses 90 ans!!!!

Isabelle Grell-Borgomano

 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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