Les poupées russes de l'imaginaire

Publié le par la freniere

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À l'arrivée des pesticides, des milliers d'insectes sont morts, des espèces entières d'animaux. Avec la disparition des abeilles, les hommes aussi disparaîtrons. Aveugle comme une taupe dans la boue sémantique, je cherche la lumière. Je m'accroche au papier griffonné à la hâte, aux pages gribouillées à l'encre pathétique, à ce léger pincement dans la cage thoracique. Il faut écrire plus près du cœur de l'homme que des effets de manche et des éructations médiatiques. La parole, parfois, s'avère être la bouche même des blessures, l'ourlet des cicatrices, les petites lèvres du pubis s'ouvrant avec la vie. L'embonpoint de la prose fait craquer toutes les coutures du texte dans l'étoffe des êtres.

Lorsque tout se déglingue dans ce monde de merde, on se dispute les restes: divers détritus, déchets nucléaires, pistons rouillés, tripes éventrées, guenilles souillées d'essence, affiches décolorées, cadavres de chat, fœtus avortés, pantins cassés, chevaux de bois, cerveaux patraques, simulacres en plastique... Toutes les vitrines reflètent la même viduité. Les chiens sont mieux traités que les pauvres, les sans nom, les sans papiers. Mon écriture vit d'imperfection. Mes phrases boitent de plus en plus. Écrasé par le temps, je suis comme un insecte dans une foule obèse. J'ai laissé toutes mes billes dans le grand sac de l'enfance. Je vois jaillir le sang sur les cendres encore chaudes. Nous sommes toujours à quelques jours avant la fin du monde. La mort penche du côté des vivants comme une ombre portée. Les rêves se mêlent aux cauchemars comme les pneus à la boue, y creusant des ornières, arrachant les œillères, mordant la chair du temps. La mémoire et l'oubli se sont donné la main. On est si peu de chose face à l'ubiquité. Elle a bonne mine l'espérance avec ses loques de pantin. L'obsolescence des choses entraîne celle des hommes. Il faut du temps pour vivre.

Dans la maison du corps ou les maisons hantées, des fantômes éternuent, probablement les mêmes. Les morts survivent aux vivants. La pluie ressemble à une lettre ouverte dont les mots tombent en vrille. Chaque paragraphe est une peau greffée sur la page, chaque phrase une cicatrice de mémoire. À toutes les questions, les mots cherchent à répondre. Dans quelle terre de malheur mon crayon fouaille-t-il, quel cendrier trop petit pour l'incendie du monde? Combien faut-il de verres pour digérer la haine? Combien de miettes pour les oiseaux? Je ne suis pas un romancier. Mes textes n'ont ni début ni fin, ni personnages ni histoires. J'écris dans le présent des émotions et des images. J'avance sur des sables mouvants avec des phrases aux pieds pour ne pas m'enliser.

Certains jours, un sac en papier kraft peut contenir le monde. Certains autres, un rien suffit pour le remplir. Certains jours, le monde apporte son démenti à l'espérance. Certains autres, notre attente se nourrit de la vie. Les bêtes sucent des pierre chargées de magnésie. L'homme tète le fer des épinards pour fortifier son corps. On cherche tous des remèdes à la mort. La vie nous quitte cent fois par jour et nous revient plus amochée, traînant ses pieds dans un bourbier, les mains pleines de cambouis, une balafre sur la joue. Les ordures quelque fois infectent mon langage semant des sacres, des injures et des hosties toastées des deux bords émaillant la parlure. On ne retient du monde qu'un passé dérisoire. On rêve d'amadouer la mort avec des bouts de ficelle, prendre la vie à bras le corps, embrasser l'infini sur une bouche aimée.

Je me suis lancé dans l'écriture de ces carnets sans la moindre idée d'en faire un livre, pour le simple plaisir de voir diminuer la blancheur des pages. J'espérais trouver des mots qui fassent corps avec ma vie. Je n'ai trouvé que des phrases amputées du réel. Contre la violence qui nous entoure et nous cerne de partout, je n'ai trouvé que des pattes de mouche à opposer, des ratures, des biffures, des pâtés d'encre noire, des lambeaux d'alphabet, le goût syllabique des phrases dans la bouche, les poupées russes de l'imaginaire.

 

Jean-Marc La Frenière

Publié dans Prose

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