Les poupées russes de l'imaginaire
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À l'arrivée des pesticides, des milliers d'insectes sont morts, des espèces entières d'animaux. Avec la disparition des abeilles, les hommes aussi disparaîtrons. Aveugle comme une taupe dans la boue sémantique, je cherche la lumière. Je m'accroche au papier griffonné à la hâte, aux pages gribouillées à l'encre pathétique, à ce léger pincement dans la cage thoracique. Il faut écrire plus près du cœur de l'homme que des effets de manche et des éructations médiatiques. La parole, parfois, s'avère être la bouche même des blessures, l'ourlet des cicatrices, les petites lèvres du pubis s'ouvrant avec la vie. L'embonpoint de la prose fait craquer toutes les coutures du texte dans l'étoffe des êtres.
Dans la maison du corps ou les maisons hantées, des fantômes éternuent, probablement les mêmes. Les morts survivent aux vivants. La pluie ressemble à une lettre ouverte dont les mots tombent en vrille. Chaque paragraphe est une peau greffée sur la page, chaque phrase une cicatrice de mémoire. À toutes les questions, les mots cherchent à répondre. Dans quelle terre de malheur mon crayon fouaille-t-il, quel cendrier trop petit pour l'incendie du monde? Combien faut-il de verres pour digérer la haine? Combien de miettes pour les oiseaux? Je ne suis pas un romancier. Mes textes n'ont ni début ni fin, ni personnages ni histoires. J'écris dans le présent des émotions et des images. J'avance sur des sables mouvants avec des phrases aux pieds pour ne pas m'enliser.
Je me suis lancé dans l'écriture de ces carnets sans la moindre idée d'en faire un livre, pour le simple plaisir de voir diminuer la blancheur des pages. J'espérais trouver des mots qui fassent corps avec ma vie. Je n'ai trouvé que des phrases amputées du réel. Contre la violence qui nous entoure et nous cerne de partout, je n'ai trouvé que des pattes de mouche à opposer, des ratures, des biffures, des pâtés d'encre noire, des lambeaux d'alphabet, le goût syllabique des phrases dans la bouche, les poupées russes de l'imaginaire.
Jean-Marc La Frenière