Je me croyais sans haine

Publié le par la freniere

Il pleut depuis deux jours. L'hiver décrisse enfin. Les toitures laissent tomber leur bougrine. Les bourgeons font du ventre. Quelques feuilles pointent le bout du nez. La terre se déculotte. La pierre se décalotte. La mare sur le sol est comme un bol en alu cabossé, un fond de pot Mason échappé d'une poubelle. Le drap du ciel s'égoutte sur la ligne d'horizon entre les bas de nylon et les slips des nuages. Les pépins de pomme se crispent à l'arrivée des grives et les cerises ont peur du bec des oiseaux. Le temps est gris comme les pistons d'une Toyota. Les yeux d'un chat clignote sous l'aile avant, tout près de la roue gauche. Le trou dans la couche d'ozone s'agrandit et les icebergs fondent. Devenu obèse en vieillissant, mes jambes ne répondent plus qu'à l'appel des mots. J'ai peut-être grossi par peur de n'être plus qu'un homme d'encre et de papier, cet autre que j'invente à défaut d'exister. Je pleure encore ma blonde. Il y a si longtemps que je n'ai pas baisé, j'ai oublié comment le corps d'un homme s'ajuste à celui d'une femme, la saveur d'une bouche, la douceur d'un sexe. Je me croyais sans haine, et pourtant, je rêve que ceux qui chient de l'or et pissent de l'argent s'étouffent en vomissant, laissant leur place aux êtres plus humains, aux espèces en péril avant que les autos n'asphyxient toutes les rues.

 

Un voleur sans bras est comme un oiseau sans aile, un avion sans hublot, un danseur sans jambe, un poète sans mot. Avec quoi tient-il son butin, son destin, son trésor caché, son sac de couilles ou son paquet? Un édenté peut-il chanter la pomme, croquer la note bleue, mâchouiller des questions à défaut de réponses? Partout sur les pages où j'écris, mon corps accompagne mes mots, avec sa faim, sa soif, ses désirs. Sans faire semblant de maigrir, je vide mes poches constituées de cailloux, d'actions, de choses, de phrases avec le moins d'adjectifs possibles. Je préfère les verbes.

 

Certains hommes, on dirait qu'ils se sont écrits avant d'exister. Je ne suis pas ceux-là. Pauvre pantin fragile, j'ai mal à mes fils. Il ne s'agit pas d'écrire ou de ne pas écrire, il s'agit d'avancer, pieds nus ou en bottes de sept lieues, à grandes enjambées ou petits pas à pas. La réussite ne m'intéresse pas. Tout ce que l'on peut faire, on peut aussi refuser de le faire. Je laisse les prix à ceux qui se vendent. Je ne promène pas mon cul de colloques en coliques. Je l'offre à ceux qui veulent m'aimer. Penché au bord du jour, je m'accroche à la tige d'une fleur, à la douceur d'un pétale, à la patte d'un oiseau, au nom de chaque chose, à l'acupuncture du jazz, au blues noir Ouagadougou jusqu'aux paroles rauques et drôles des slameurs d'aujourd'hui, aux sonates de Bach et de Bartók jusqu'à la poésie des punks en play-back.

 

La terre se fissure. La ligne entre les points de suture forme une plaie béante. Prisonniers du crédit, il y en a trop qui doivent remplacer le rêve par la nécessité de survivre. Malgré le smog, les ravages de l'industrie et ses montagnes de ferraille et d'ordures, la peur des attentats, le désespoir au ventre, j'attends la Fée Clochette et sa baguette d'espoir. Faut-il être naïf! Pourtant, c'est cette oreille d'enfant qui sauvera le monde. Il ne suffit plus de blasphémer et de grincer des dents, il faut rêver les yeux ouverts. Il faut construire sans cesse des châteaux en Espagne, trouver dans les déchets, les ditches s'il le faut, les pièces qui manquent dans le puzzle du monde, les morceaux tachés d'encre d'un buvard déchiré. Je prends feu quelque fois au milieu de ma chambre. Je renaîtrai peut-être dans la cendre des mots tel un phénix humain.

 

Jean-Marc La Frenière

 

Publié dans Prose

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