Au cent ans

Publié le par la freniere

à Michel Langlois

Je scrute la beauté des visages sur les pierres des cent ans, la ponctuation du monde dans la vitesse du torrent, la musique de l'air dans la rumeur du vent, les clapotis dans les replis de l'eau, la rosée du matin sur les lauzes ancestrales. Tous les mots semblent avoir de la boue dans la bouche. Le sens patauge entre deux phrases. Ça sent la terre et le vieux bois. Tout est magique, des grappes orange du sorbier au rose pâle des asclépiades. Les oiseaux excités par l'orage sont fous comme des balais. Ils voltigent et se mettent à planer. Les pierres d'un barrage surgissent devant l'eau comme si la force d'un géant les avait culbutées. Après la pluie, c'est la danse des insectes. Les fourmis en bleu de travail sont penchées sur le sol comme sur une ligne de montage. Un bataillon d'abeilles embrasse le jardin. À l'école des plantes, le rêve d'un très bien n'effleure pas les fleurs. Elles poussent comme elles peuvent. On entend l'eau glisser sur le toit de la grange. Les étourneaux tournoient quand le soleil revient sécher l'herbe des champs. Les hirondelles piquent du bec vers leur maison de glaise après avoir tracé des majuscules sur le ciel. J'imagine par le biais d'une poutre pourrie l'ancienne école de rang. Quand j'entends les enfants, la langue sortie, réciter leurs leçons, détailler les syllabes, calculer sur les doigts, c'est le vent qui les imite. D'où viennent toutes ces voix? Ce sont les cris des corneilles invisibles faisant bouger les feuilles d'un vieil arbre. La forêt qui l'entoure est un palais de vent. Un cri rauque me vrille les oreilles. S'agit-il d'un urubu dépeçant un cadavre ou d'une poulie qui grince? Non, il s'agit d'un âne. Je ressemble à cet âne s'il était moins bruyant. Je me tais pour écrire. Je ne juge pas, j'écoute. Quelques poules picorent et décorent les lieux, des poules aux plumes noires et au bec fouisseur, des poules d'une telle beauté que l'on pourrait en faire des mouches à pêche ou des plumes à chapeau. Leur bec éventre les rainettes et les doigts des crapauds. De vieux arbres ombragent le chalet. Les chaises autour de la table sont comme des barques de mémoire. Tout vibre dans l'espace et le passé devance le présent pour ouvrir la route. Ici, malgré l'électricité et le confort moderne, la beauté s'apparente à la sauvagerie.

Jean-Marc La Frenière

 

Publié dans Prose

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