Avec des trous de micro
Chaque jour, je passe deux ou trois heures au cimetière. C'est un endroit superbe pour écrire. Le lac est tout proche. Le cimetière a même les deux pieds dans l'eau. Les fourmis s'y prélassent sur le sable. Ça sent les fleurs, les arbres et l'eau du lac. Des mésanges en prière méditent entre les anges. Les geais picorent entre les tombes. Les écureuils s'épivardent. La vie des morts se comprime sous des pelletées de terre ou dans un tas de cendres. La vie me file entre les doigts comme du sable dans la main. Je la rallonge par les mots. Y a-t-il des vieillards parmi les éphémères, des gamines au milieu des lucioles? Je pique le destin avec mon âme en tête d'épingle. Je regarde le monde. Il y a des merveilles partout, des trésors à foison. Il suffit de garder l’œil ouvert comme les pupilles d'un lézard. Quand le poème devient prose, le rose monte aux joues des mots. Autant les pierres tombales sont immobiles, autant remuent les feuilles ou les branches des arbres. Des milliers de verts composent la pelouse. Des milliers de vers s'en nourrissent. Il suffit de mieux regarder l'herbe, de faire de son œil le pinceau d'un calligraphe, le clavier d'un artiste, le crayon d'un enfant. La bave des chenilles laisse présager des vols de papillons. Ce monde noyé dans la réalité, je veux en faire une fiction. La matière est si énorme qu'on a peine à y croire. J'invente l'inaperçu, l'impossible, l'incroyable. Je sors de mon sac à malices deux ou trois chapeaux, des lapins, une rivière, des montagnes. Tout cela provient d'un amas de voyelles et d'un tas de consonnes.
La pouillerie du monde se loge partout, entre les crampes d'estomac, les crises de nerfs, les combats de coq, les guerres et les famines. Mes yeux lapent le paysage. Les heures sapent comme des bêtes. Le chien des heures jappe dans le chenil du temps. Dans la maison des riches, on ne manque pas de pain. On manque d'empathie, de tendresse et d'amour. La masure des pauvres ne manque pas de larmes. Je veux guérir les hématomes des arbres, les bleus de l'âme, les blues du cœur, les blessures que les hommes infligent à la terre. Je veux défaire les barrages, remettre l'eau dans le cours des rivières. Je veux soigner les sidéens, les enfants de la peur, les amputés de guerre, dénouer les crises de nerfs et les nœuds de cravate, peser le ciel d'un regard et l'ajouter au poids des choses. Je veux tendre les mains, ouvrir le poing comme une fleur qui éclot ou comme un fleuve retourne vers la source, réparer les oiseaux avec des miettes de mots, remplacer la douleur par la douceur de vivre. J'aime tout de la vie, de la tanière du loup à la caverne d'Ali Baba, de la trompette en fleurs au boyau d'arrosage. J'aime le corps des hommes, du spermatozoïde au cadavre, des risettes enfantine aux rides des vieillards, du premier cri à l'encre des stylos, de la cervelle en feu au rouge des baisers. J'ai beau porter des bas dépareillés, des souliers troués, des frocs de clown, je n'ai plus l'air d'un poète, mais d'un bonhomme de neige ou d'un monsieur Michelin. Malgré tout, mes doigts tachés par l'écriture dépassent des manches de manteau. Je marche avec des rimes aux pieds, avec des mots qui font le bruit d'un petit chat ou celui d'un ruisseau. La brume, la neige, le petit vent mouilleux, le sable du désert, on dirait de l'eau. Une partie du ciel se reflète dans l'eau. Un morceau du paysage se dévisse pour qu'on l'adapte à l’œil. Je fais des trous dans le temps, des brèches dans le silence avec des trous de micro dénonçant les trous de balles. Les mots engraissent les poèmes. Les personnages débordent l'histoire. Les images rectifient le paysage.
Jean-Marc La Frenière