De sac et de corde (extrait)
Dans toutes les banlieues, un faux bonheur s'affiche avec ostentation. Les stigmates et les nerfs manquent à ces quartiers trop neufs, à ces labyrinthes sans intérêt, à ces haies de haine clôturant le privé, une piscine, un barbecue, une chaise longue où s'allonge une femme essayant de bronzer sans attraper le cancer. Tout inconnu ici est dangereux. Il n'y a plus de mendiant, de survenant, de peddleur, de guenilloux, mais deux polices pas de cuisse mangeant des beignes dans une auto patrouille. Dans ce monde mal foutu, même la douleur se heurte au vide. On essaie d'oublier les nouvelles du jour et les images vues à la télévision. Comment se faire une vie sans angoisse parmi ces balles perdues, ces bras mal arrachés, ces doigts cassés, ces jambes amputées, tout ces migrants noyés, ces corps flambés aux gaz mortifères, ces âmes amochées, ces cœurs en déshérence, ces regards sans yeux, ces larmes qu'on écrase dans la paume des mains, ces mots qui sautent comme des puces dans la crinière du silence, cette succession de crimes et d'infamies. Parmi ceux qui meurent de faim, il y a ceux dont le pain quotidien se transforme en épine. Faut-il avoir eu soif pour se piquer la bouche et déchirer sa langue. Faut-il avoir eu faim pour se manger le cœur.
J'écris comme un enfant giflé se renfrogne un peu plus. Le cœur battant comme les ailes d'un colibri, je ralentis quand même pour saluer les arbres, sourire aux papillons et boire la rosée à même les fougères. Personne encore ici n'a inventé ce pays. Il existe dans le giron du Canada. Il y a loin de la coupe aux lèvres, du musc des tribus à l'encaustique du sénat, des cométiques aux cosmétiques, du cuir des babiches au plastique des attachés-cases. Ici la terre attend son Grack, son Giono, son Bourg. Elle doit se contenter d'un poète de province au nom à particule. S'il y a quelques frênes, il n'y a pas de frênaie.
Y a-t-il une détresse des fleurs devant un sécateur, une douleur des bêtes qu'on mène à l'abattoir, une peur d'enfant qu'on transforme en soldat? Combien d'ailes faut-il pour sauver un seul ange? Combien de mots pour soulever les haltères du silence? Combien de plaies cousues avec leur propre pus? Je nomme chaque goutte agrandie par la mer. Un poids s'allège dans ma tête quand je le mets en mots, un trou se comble dans le ciel. J'ai comme du sable dans les tripes et du sang dans les yeux. Ces arbres qu'on abat, un fruit les recommence. Cette vie que l'on porte, on l'apprend peu à peu. Le temps pétrit la pierre où je cherche le blé, la terre où gisent tant de morts, la chair où naissent les enfants. Dans les planches qu'on scie, dans les vitres qu'on scelle, dans les murs qu'on repeint, se préparent des ruines. Tout un paquet de viscères trafique avec les ombres.
J'aime les ciels de pluie. Ils pleurent comme les hommes. Ma mère est disparue trop tôt. Je cherche son visage où mes larmes se cassent, ses mains sur ma douleur. Ses mots ont façonné mes lèvres. Ses yeux m'apprennent à voir. Elle me nourrit toujours sous les cendres et la neige. J'ai commencé très jeune à écrire, probablement déjà dans le ventre maternel, des esquisses de mots aux lettres mal formées, des fœtus de phrases sentant le placenta. Ma vie serpente et s'évade par la marge.
J'écoute les moineaux, les piafs, les corneilles et leur voix défoncée comme une barricade. J'en fait des mots, des cailloux, des bijoux, des jeux de mots, des jeux de mains jeux de vilains, des jeux d'enfants perdus sans leur parc à jouets. Nous portons dans la chair toutes les questions du monde et les choses n'en sont pas la réponse. Je veux des fleurs écloses dans les trous de mes mains, des phrases de poète dans les trous de mes dents, un jet d'étoiles dans un trou de balle, un peu de ciel dans les trous noirs, des yeux de naufragés et des regards de feu dans les orbites vides.
Jean-Marc La Frenière