La poésie est un soulier

Publié le par la freniere

Enfant, je ne voulais pas grandir, mais garder le temps hors du temps. Tout l'espace n'était qu'un jouet, l'étang du sous-bois, les arbres dans la cour, la vieille galerie de bois, la table de cuisine, le grand escalier de chêne. Les animaux quittaient les contes et mangeaient avec moi. Avant même de lire, j'apprenais à déchiffrer l'alphabet des oiseaux. Je sautais de branche en branche comme un écureuil, courait pieds nus dans les ruisseaux. J'aimais me rendre invisible, dessiner du doigt sur la buée des vitres ou cacher dans ma main la douceur d'un galet. Réfugié dans les coins, je passais des heures à rêver. Je caressais les arbres et le poil des bêtes, celles qui se laissaient toucher. Chaque enfant réinvente le monde. C'est bien plus tard que les adultes le détruise. Ils s'appauvrissent en vieillissant. Les hommes les plus riches sont les hommes les plus chiches, les âmes les plus pauvres. Un jour ou l'autre, on doit subir l'ablation de l'enfance. Voir sans cesse sur des écrans des hommes mourir de faim, de soif, de fatigue, des hommes ensevelis sous la neige ou brûlés vifs, nous rend cyniques. Entre la rencontre aléatoire d'un spermatozoïde et d'un ovule un enfant naît, mais qu'y avait-il avant? On passe sa vie à le chercher, des poètes aux paléontologues, des peintres aux astrophysiciens. Mes regards ont les paupières qui piquent, la couleur des rétines, le blanc des yeux. La route sent les pieds aux orteils serrés, le cuir des souliers, les espadrilles de course. La page sent les mots, les apostrophes, les cédilles et les esperluettes. Les paysages crient, mais l'homme n'entend rien. Une brassée de mots tourbillonne comme une lessiveuse. Le temps prend de la bouteille et se saoule. Dans le smog, la poussière et la suie la tendresse est une bouteille d'oxygène. Les petits riens nous sauvent de tout, les grains de sable, le caillou dans les bottes, la poussière, les parachutes des pissenlits, les têtes de champignons, le murmure du vent, le frémissement des feuilles, l'odeur des fleurs. À chacun sa présence, chacun son numéro dans le compte à rebours, chacun ses mots dans le silence et le bruit que fait l'homme en tombant.

J'ai peur pour le monde depuis qu'on a fait de la guerre un acte d'amour, qu'on a ligué les mots contre le sens, que les armes parlent à la place des prophètes, que les larmes d'enfant remplacent le rire des poètes. J'ai peur pour chacun. La tendresse est en pièces. Je parle avec du sel dans la bouche. Il y a des barreaux qui emprisonnent, mais quand je grimpe à l'échelle des mots, chaque phrase est un barreau qui monte. J'ai peur pour les enfants, les rebelles, les hommes libres. Je quête un peu d'espoir, mais ma sébile se remplit de crachats. Il n'y a plus de larmes que celles du crocodile. Le temps court plus vite que ses pieds et nous mène à la tombe. La vie perd son huile comme une auto en panne. Les poumons font un bruit d'échappement. Les batteries des ambulances manquent de jus. Les blessés coulent dans leur sang. J'ai peur à cause des jours souillés par le profit et des songes remplis de mensonges. J'ai peur de tout le mal qu'on fait, du bien qu'on ne fait pas. J'ai peur pour le monde à cause du sang impur et des attachés-cases. J'ai peur de ceux qui comptent les cadavres et violent sans vergogne. J'ai peur quand on casse la mâchoire des mots, qu'on émascule la colère des hommes et qu'on tarabuste l'amour. J'ai titubé longtemps entre le ventre de ma mère et mes petits-enfants. Entre les rides d'un éventail, les petits pas du monde, les vêtements fripés, les vieilles canettes de bière, les viandes faisandées et les os de poulet, je cherche l'aube parmi les immondices. Je soulève les mots et même les virgules. Je mélange les langues et les cris d'animaux. À la tête d'un troupeau de clés, le rossignol fait son nid dans un trou de serrure. L'eau se fait rare dans les forêts qui brûlent. Le vent nargue le feu. Les arbres se calcinent. Les pépins retournent dans la pomme, les amandes dans l'écale, la langue dans ses mots. Je reconnais la vie aux ornières qu'elle trace. Leur grandeur importe peu. J'en appelle aux brindilles ou aux baleines à bosses.

Je crache sur les meneurs de foule qui nous mènent à l'enfer, les drapeaux, les missels, les diplômes, les livres de lois, les carnets de chèque et les rapports d'impôt. Devant une feuille de papier, je pleure, je prie, je médite. La poésie est un soulier à la recherche d'un pied nu. Elle se met à marcher selon le temps qu'il fait. Les mots agrandissent les tasses où nous boirons ensemble.

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

 

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