Le temps est à la pluie

Publié le par la freniere

Ce monde est presque mort. L'histoire n'a plus de sens. Perdu parmi les piles au silicium et les bétabloqueurs, ayant égaré la mémoire des anciennes bourgades, le cerveau des hommes est frappé d'Alzheimer. Sur les écrans high-tech, les rêves n'échappent plus à la réalité. Quand on n'y voit que la mort, la psychose, la maladie, la guerre, il faut bien se soustraire à l'époque, inventer des jardins entre les murs de livres, trouver sa place à la table des amis, retrouver ses traces dans l'arôme des fleurs et l'odeur des bêtes. Ce sont les au secours qui nous laissent hébétés, les SOS que transmettent les chênes, les noyades qu'annoncent les poissons, les naufrages que prévoient les voiliers d'outardes. Les arbres tremblent sous le vent, mais c'est la peur qui fait trembler les hommes, l'inconnu qui trouble leur sommeil. Le cœur quand il bat nous rapproche du monde. Il est fini le temps des transhumances. Par les temps qui courent à l'épouvante, on n'a pas le droit de passer deux heures à ne rien faire. Je passe des jours entiers à ne rien faire. J'apprends à échapper au pire, aux attaché-cases, aux cravates, aux coups de cravache, aux coups de klaxon et aux coups de téléphone. Je préfère les coups pendables et le jeu du pendu récitant du Villon. En vieillissant, mes promenades sont celles d'un forçat, mais j'échappe au temps mort et à la queue des magasins. La santé des pommiers m'importe plus que l'état des finances. Tout n'est pas toujours beau. Certains jours sont de véritables merveilles. D'autres puent comme le pus dans la gale. La vie a ses hauts et ses bas comme l'homme sa casquette et ses bas. Quand l'insecte se tait, c'est le silence qui pique. J'ajoute l'éternité à ce temps qui nous tue. Quand les nuages disparaissent, le soleil nous lave le visage. Tous les bateaux prennent la mer, la mer qui est sur ce papier. Tous les radeaux prennent l'eau, l'eau des paroles partagés. Tous les rafiots prennent l'eau comme les épaves du passé. Combien de temps me reste-t-il à vivre? De la première page à la dernière ligne, je partage mes jours. Ni bien ni mal. Chacun sa croix et sa bannière. Chacun sa voix et sa manière. L'homme voudrait régir le monde, alors qu'il peine à protéger les plantes, les abeilles, les bêtes.

Le temps est à la pluie. Le ciel est chargé de présages. Les nuages dessinent des visages, des signes, des icônes. Les oiseaux volent bas. Les vaches font la sieste. On croise des fantômes, des gnomes dans les bois. Sur les étangs, les crapauds ne deviennent pas des princes, mais les fées se déguisent en libellules. À la fonte des neiges, les ruisseaux sont en rut. Les rivières débordent. Quand se forment les embâcles, la Chaudière se vide à grands siaux d'eau. Elle inonde les maisons bâties sur le rivage. Quand l'été pointe son nez, les libellules brassent l'air. Les bêtes sauvages s'ébrouent. Les lucioles clignotent. Les insectes copulent. Les arbres s'impatientent. La beauté du paysage reflète ce qu'on mérite de voir. Le cœur de l'homme palpite dans sa cage thoracique. Ses poumons se dilatent. Son foie picole. Sa voix rigole. Ses yeux piquent en louchant. Lorsque la guerre parle plus fort que la poésie faut-il troqué le crayon pour une arme, le mine d'un crayon pour une mine qui saute, la grenade qu'on mange pour celle qui éclate? On tond la chevelure des femmes qu'on lapide. Des parents vendent leur fillette pour acheter un portable. Des gamins se font sucer pour une ligne de coke. Des soldats font la guerre pour des Ayatollahs. Des enfants soldats apprennent en violer. On enchaîne l'un à l'autre des hommes d'infortune. On emprisonne les voleurs de pommes, mais on encense les tueurs d'abeilles et les empoisonneurs. J 'avance dans une végétation d'épines. Les framboises et les mûres ralentissent mes pas. Je m'arrête à chaque talle pour mieux les déguster. Leurs tiges ensanglantent mes doigts. Je joue au chat perché qui étire ses muscles, au tamia rayé qui saute d'un arbre à l'autre, pic bois qui toque sur la tôle. Chaque insecte, chaque bête, chaque plante, chaque ver dans un fruit est une clef pour comprendre le monde. Chaque goutte d'eau est un mot dans les phrases de pluie. Je suis comme la rivière cherchant sa source, l'hirondelle venant pondre dans le nid où elle est née.

Après la fonte des neiges et la grosse boue épaisse, c'est d'une étoffe de poussière dont s'habillent les routes. Les venelles se vêtent de haillons d'herbe verte. Les ruisseaux se dévêtent de leur parka de glace. Les gouttières ont la guédille au nez. J'ai hâte de chausser mes espadrilles sur la chaussée brûlante. Le rang de gravier se transforme en sentier forestier et s'arrête soudain comme quelqu'un qui aurait trop parlé. J'ouvre le paysage à travers les broussailles. J'avance comme une taupe dans un trou de mémoire. Je gratte avec mes pattes la terre noire du passé. Il y a sous l'humus plein d'os d'animaux, des petits ossements d'oiseaux, des cadavres d'arbres, des pissenlits mangés par la racine. Les arbres et les oiseaux dictent mes humeurs. On ne pense pas pareil en ville ou en forêt, en voiture ou en vélo, en yacht ou en chaloupe, en skidoo ou en traîneau à chiens, en train ou en draisine, en quad ou en raquettes. L'hiver nous poursuit entre les feux de paille. Sur un sentier qu'on dirait dédié à la marche je croise deux chasseurs. Ce n'est pourtant pas le temps de la chasse. Obèses et gras du cul, habillés d'un treillis de combat, ils se croient à la guerre. Je voudrais qu'ils s'envolent et qu'un chevreuil les prenne pour cible, mais que peut un crayon contre deux carabines à lunette et des cervelles vides. Certaines pluies nous étouffent. Il n'y a pas d'air entre les gouttes. On doit respirer par les pores de la peau. Les sexes du relief sont humides, En proie au coït, les hommes s'y enfoncent. Où plusieurs s'appuient sur Dieu, je me contente du monde.

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

 

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