Ce qu'il me reste a vivre
Tous mes livres sont un seul et même livre. Ils n'ont pas d'anecdotes, de personnages, d'histoires, mais des images, des métaphores, des bonbons à la tire, des réflexions sans miroir. C'est un long cheminement entre la beauté du monde et la laideur de l'homme. J'arpente les sentiers du cœur, les artères, les aortes, les routes. Lorsqu'un feu me hante, je prends le pouls dans la matière du monde. La langue est mon pays. Entre vivre et mourir, j'écris avec la terre. Un même sentier se subdivise en pas, en paragraphes, en pages. J'ai une écriture naïve comme un dessin d'enfant. Je me contente du plus simple des fruits que m'offre le regard. Je prends les mirages au lasso au lieu de la corde au cou. Des papillons s'envolent entre mes pattes de mouche. Les futaies, les futailles m'intéressent, les écrivains bizarres, les bazars, les hasards, l'écriture onciale des pierres, les pacages et leurs vaches à longs cils, les essorages de l'automne rinçant les idées noires, l'espoir d'un brin d'herbe dans un cratère de bombe, la bave des escargots qui ne reculent jamais, les branches des vergers qui croulent sous les fruits, la peau des pommes que le soleil patine, celle des poires que le sucre satine. Ce sont les petites choses qui m'attirent, une goutte d'eau dans le désert, un pépin dans la pomme, un atome dans l'homme, un phare dans la brume, une phrase dans un livre. Ce sont les petits mots, les cris d'enfant, les taches visuelles qu'irise le regard, les bras d'honneur, les doigts dans le nez, les poings levés, les coups de main. J'entrevois l'infini dans le plus petit geste, une fleur dans les ruines, un chevreuil apeuré, un héron qui s'envole dans un craquement de branche. J'oppose les puces de chiens aux puces en silicium, les crottes de souris aux clics d'ordinateur, les roses de plastique aux plantes épineuses, les bivouacs devant la belle étoile aux nuits dans un palace, la corniche à la niche, la richesse à l'amour. Je note les petits miracles journaliers, les pensées végétales, les eurêka des bourgeons, le brouhaha des insectes baigné de pur silence. Je ne voudrais pas vivre dans une nouvelle de Philip K. Dick, plutôt la pêche à la truite avec Brautigan.
Je réchauffe mon cœur sous la couverture des livres. Les jours où je ne lis pas, je suis maussade. Je m'engueule avec le temps. J'invective l'espace. Du haut des étagères, j'entends les livres se parler. Quand on lit beaucoup de poésie, on n'a pas besoin d'un Dieu. Quand il neige entre les mots, il fait froid pour de vrai. On a les doigts comme des bouts de bois. Il y a de l'encre où s'ouvrent des bourgeons, des pages où mûrissent des fruits, des phrases tenant lieu de béquille. J'aime écrire au cimetière. Leurs habitants nous fichent la paix. Même les oiseaux sont timides. Ils chantent un ton plus bas. Certains écrans crèvent les yeux du monde, mais un paysage les répare, un éclat de soleil, une page de lumière. Tout est possible avec de l'encre et du papier, la danse des lucioles, le hurlement des loups, l'intelligence des forêts, le râle des tracteurs, l'eau qui bout, les bulles du silence. Tout est possible, même le rêve et l'impossible. Il n'y a plus de cordes à linge, mais les corneilles imitent le cri rauque des poulies.
La forêt craque. Les ruisseaux pleurent. Les branchailles bourgeonnent. Le soleil sourit. Les nuages bougonnent. Je respire par les poumons du monde, le pouvoir des forêts. Au temps de la pariade, les oiseaux mettent leur habit de gala. La pluie jette ses confettis sur les mariages aviaires. Des corvidés stationnent sur les fils électriques. La beauté du paysage donne la chair de poule, dresse les cheveux sur la tête et fait battre le cœur. Orpailleur du songe, je ramasse des pépites de rêve dans le trémail du sommeil. Malgré le racolage du temps, j'ai le foie qui élance et les poumons qui silent. Je n'ai même plus droit à un seul verre de bière pour faire passer tout ça. Les bêtes barattent les sentiers, arrachant les branchailles comme des régisseurs remisant les décors dans les coulisses végétales, les vaches ruminant des galettes de brume. Dès l'aube, la rosée mastique les brins d'herbe. Les arbres tendent leurs bras pour voir s'il pleut. Je repasse le film de ma vie avant le clap final. Je fais avec les mots ce que la mort défait. Je parle avec une poignée de sel dans la bouche, un ulcère dans la voix. J'attends chacun matin une levée d'écrou. Sur un Compostelle de papier, mon crayon est un bâton de pèlerin. Je cherche un lieu où l'on vit seul, un lieu d'ascèse et d'ermitage. Je m'endors au chevet des chevêches. Je rêve de chevaux, d’hippocampes, de fées et de chevets de pierre, d'un ciel d'étoiles de mer. Je saigne sur la civière de l'amour. J'écris ce qu'il me reste à vivre.
Jean-Marc La Frenière