De faux pas en faux pas

Publié le par la freniere

Il fait beau aujourd’hui. Les érables se dépouillent du froid. La lippe boudeuse des collines épure l’air ambiant. J’aperçois le sentier saturé de soleil. Je tète les images avec des yeux gloutons. Je cueille d’une main la caresse lente du temps. Je vais du pas de l’herbe arpentant les talus. Je ne sais pas écrire autrement qu’en marchant, en phrases cahotantes, en images brouillonnes, en mots tachés de boue, en métaphores mal équarries. De faux pas en faux pas, je cherche ce qui est vrai et ce qui est vraiment. De la route au ruisseau, je suis chez moi dans la forêt. Trébuchant entre l’enfance et la vieillesse, j’ai refusé d’être un adulte, cette chair à canon, cette sueur à gage, cet histrion gommeur de rêve. Comment a-t-on pu faire d’un érable une croix, d’un frêne un échafaud ? Je ne veux pas être complice de ces gens-là. Quand on me demande des comptes, j’écris des histoires de fées, des récits d’aventure, des essais d’harmonie. Quand on m’ordonne de travailler, j’égare les outils. Quand on me demande ma route, je consulte un aveugle. Quand on ne demande rien, je donne tout ce que j’ai. Une table aurait suffi, un lit de pin, une grange hébergeant des oiseaux. Les cailloux que l’on jette remuent le fond de l’âme. Ce sont des mots qu’on lance, des invectives ou des prières. Écrire, c’est au-delà des phrases, au-delà des lèvres, au-delà des mains, au-delà des larmes. Je marche pour échapper à la téléphonie mobile, à la lueur des écrans, à son étreinte électronique. Je touche du bois pour écouter la sève. Mal planté dans le décor, je cherche mes racines.

 

Un peu plus haut, des charognards se posent sur des pylônes, guettant les musaraignes, les rats d’eau, les cadavres de cerfs affamés par l’hiver. Le vent froisse maladroitement les feuilles. J’essuie les mots trébuchant sous la pluie. J’écris avec les chiens, avec les ronces, avec les fleurs. J’essaie de m’intégrer à la végétation, de mordre à la chair du paysage, de me couler dans l’eau, de toucher la lumière dans sa matrice d’ombre. Écrire commence là, pour prolonger le corps, agrandir les gestes, goûter la chair de l’âme, le sel des blessures ou remuer la cendre. Je veux rejoindre la fraîche intimité des rivières, la cicatrice des falaises, la senteur des lilas, l’odeur des feuilles mortes et celle de l’humus, les vertèbres d’argile qui soutiennent le sol. On ne guérit pas de l’enfance. On la muselle de croyance, de fard, de devoir. À tant porter de mots, j’ai gardé une lourdeur à l’épaule, une douleur au dos. Je l’apaise en ouvrant mon cahier.

 

On ne porte pas seul tout le poids du monde. Il faut la courte échelle, l’accolade, chaque main à la roue, chaque pas à la route. Il suffit parfois de dévier l’éternité d’une seconde, d’un zoom de l’iris pour agrandir le monde, d’une inversion des lettres pour trouver le mot juste. La mer où l’on se noie n’est jamais qu’une vague. À se croire trop grand, on laisse si peu de soi, quelques lambeaux de vie, un cerne de sueur, du sang fuyant le cœur. Ce qui nous donne à vivre nous donne aussi la mort. On ne reste fidèle qu’aux rendez-vous manqués. Les gestes de tendresse ne sont pas des aveux de faiblesse. Ils sont le courage des bons, l’audace des amants, la force des amis. Tout ce qui est issu d’un fouillis placentaire veut devenir un monde, de l’odeur du chèvrefeuille à la douleur des bêtes, de l’ossuaire des phrases à la douceur des femmes. Les entrailles bougent sous une peau de boue. Les grands cuisiniers ont leur tête dans l’estomac. On ne sait pas où est celle du poète. Il butine le monde à la recherche d’un mot juste, d’un angle de vision, du sang de la lumière sous un garrot d’images. Il ne sait pas d’où vient le miel, de la ruche des désirs ou du pollen sémantique. Il y a des mots qui puent comme l’odeur de vie sur les champs d’épandage. D’autres qu’on parfume à l’eau de rose avec la foi des midinettes. La camarde aseptique résiste à l’examen clinique. Je la préfère en loques, en haillons, la gueule en sang ou en extase, les yeux scrutant derrière l’invisible. Je ne sais pas ce que veut dire partir ou revenir. Je ne fais que passer. Même réduite au squelette des mots, la phrase m’offre sa chair.

 

Qui prend encore le temps de compter les étoiles ? La nuit ne s’arrête pas au lever du soleil. On ne meurt plus les yeux ouverts. On ne vit plus qu’en se fermant les yeux. L’esprit s’appauvrit de plus en plus. À défaut de mythes, on se raccroche aux faits divers. La flèche que je lance à mes trousses, je la perds vite de vue. La mémoire est trop lente pour atteindre la cible. Peu importe la bouche, le cri ne dépasse guère la montagne. Les banquiers nous affament sans perdre l’appétit. La misère pactise avec le capital. Elle vend pour quelques sous l’avenir du monde, ses filles aux proxénètes, ses enfants à l’armée. Les affamés cèdent leur ventre pour un faux gramme d’espoir. La lumière nomme les choses, mais l’ombre les efface. Pour un capitaliste, un million de personnes n’est qu’une pâte à sous. Tant que la mort rapporte, il lui baise les pieds. O Dieu des pesticides, des pilules et des bombes ! Le désert contredit l’immortalité des vagues et les murs de prison l’insurrection des pierres.

 

Je me méfie de l’honneur. Ce n’est souvent qu’un autre nom de l’orgueil. Il justifie les pires extractions. Combien de mafieux et de politiciens véreux se cachent derrière un code d’honneur ? Combien de lâches se réfugient dans une ligne de parti ? Il m’arrive de faire des fautes ou de fourcher de la langue, mais je préfère l’imaginaire à la tyrannie du dictionnaire. Les cicatrices s’écrivent avec le grain de la peau. La tendresse pesait des tonnes, et puis quelques kilos. Aujourd’hui, c’est à peine un grain de sable. On aime mieux porter une sacoche pleine d’argent. Dites-moi par où la vie s’enfuit. Il n’y a plus que des faits divers dans nos hivers trop longs. On branche les outardes pour savoir où elles vont. Les femmes ont des seins de silicone. Les hommes n’ont plus de couilles. Ils les ont vendues pour faire de boules de loto. Dans n’importe quel lieu, c’est au départ des hommes que la vérité apparaît. Les chaises se mettent à méditer. Les miettes parlent sur la table. Les assiettes à moitié vides paraissent plus humaines. Dans les maisons de village, la plus prostituée est celle du curé. Les plus humbles demeures sont celles du partage. La soif s’y contente d’une larme de vin. La phrase est une montagne de syllabes. Quand je tombe d’une page, je me relève sur une autre. Quand nous sommes ici, nous sommes aussi ailleurs. Le plein ne sépare pas le vide. Il le remplit. Nous sommes des petits pleins dans un grand vide, des petits vides dans un grand plein. Nous sommes unis par ce qui nous sépare.

 

Jean-Marc La Frenière

 

 

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