Avec mon écriture
On parle de «majorité silencieuse». C’est pourtant la seule qu’on entend. Elle répète le discours des chefs, des vendeurs d’assurances, des banquiers et des cons. À force de faire des comptes, on oublie l’essentiel. S’il faut pour se remplir les poches vider celles des autres, je préfère l’ascèse. C’est la cupidité qui rend le monde petit. Je m’éveille, ce matin, une enclume sur le cœur, un silence noir replié sur l’oreille, l’âge recroquevillé sur un poing d’enfant. Je voudrais bien sourire, mais on n’en finit plus de cogner sur l’enclume. Bong ! Bong ! Bong ! Ce bruit se mêle aux frémissements de l’être. Mes doigts bougent à peine comme une main qu’on écrase, le gras des larmes au fond d’une poêle. Je bois un café froid, la bouche taillée à même la tasse, l’âme en compote dans un verre à dentier. La brume sur le lac embrouille les idées. Les couleurs vacillent dans l’ombre portée pâle. La ligne d’horizon me rature les yeux. Quelque chose en moi refuse le pardon, écaille l’absolu et se refuse à naître. Trop de caresses étouffent dans un poing. Les mots retournent au dictionnaire. Parmi les silhouettes sans os, les échancrures de brume, je cherche des images qui s’ajustent au décor, des craquements de voyelles accompagnant les pas.
Je marche avec mon écriture, avec de l’encre épaisse pour ne pas trébucher, avec des mots en équilibre sur un fil, avec des phrases en forme de pied. Sous la couverture du cahier, l’eau coule en permanence, de la neige aux ruisseaux, du Richelieu jusqu’à l’estuaire du Saint-Laurent. Elle se promène en gouttes ou par vagues d’orage. La parole est cette main qui mène à l’abreuvoir. Les longues jambes du fleuve traversent le pays. Une langue de terre lèche les rives du silence. Les courbatures du langage me tiennent aux aguets. J’essaie d’écrire comme on voudrait aimer, apporter la douceur sur les chemins bordés de ronces, la tendresse au milieu des horreurs. Sur les lettres d’amour, les pliures du papier laissent entrevoir des larmes, mais qui donc aujourd’hui se donne la peine d’écrire ? Même le papier monnaie fait place au numérique. J’ai pris le bonheur à bras le corps comme un oiseau sur la poitrine du ciel, une voix s’agitant dans les muscles de l’air, un air d’ocarina, d’harmonica, d’harmonium, un air bête qui sourit sans s’en apercevoir. À chaque jour, à chaque nuit, à chaque échappée belle, le besoin d’aimer percute le réel et se transforme en mots. À chaque pas, chaque sentier, chaque route, j’interroge les arbres. Je scrute les nuages. J’écoute le silence du lac. Le printemps chante ses orgasmes d’oiseaux, ses valses de verdure, les concerts invisibles des cigales. Même les pierres chantent quand on aime. Les montagnes laissent bouger leurs grands bras végétaux. Qu’importe les lieux, les mots me rattrapent toujours. Je n’ai pas peur du temps. J’ai peur d’en manquer. Mes cahiers s’ouvrent dans l’urgence. Je ne peux pas vivre sans fenêtres. Je parle au paysage. Il pleut à fendre l’âme. Je ruisselle comme ces eaux qui emportent ma vie. Un fleuve coule en chacun comme une force vive qu’il ne faut pas tarir. C’est par là que l’humain échappe à son enveloppe et touche l’infini.
Jean-Marc La Frenière