Chaque geste
Ce qui est sera toujours comme il a été, que ce soit une couronne de neige sur la tête des arbres, des bottines de boue au pied des champignons, le sourire des fleurs au milieu des cailloux, le foulard de l’herbe sur les épaules des collines. Il ne faut pas perdre la vie de vue, perdre la main, égarer l’âme sous un bilan comptable. Il faut cueillir le oui en pleine floraison. S’il faut toucher du doigt toute la misère humaine, que ce soit par amour. J’écoute la musique silencieuse du vent. Son léger battement s’apparente à la note bleue du jazz. Il vient un temps où la route perd sa maison comme l’homme sa raison. La mémoire se vide comme une vieille armoire. Tous les chemins s’éloignent. Le corps qui gèle n’est déjà plus de ce monde. Il s’exerce à la mort. J’écris pour éloigner le froid. Le thermomètre d’un crayon indique la température de l’âme. À quarante-cinq degrés, même les mots se déshydratent. À vingt-deux sous zéro, ils éclatent comme des bulles de savon. Je ne veux pas rester là où les chaises restent assises, là où les portes sont fermées. À force de coucher sur les mots, je m’éveille plein de ratures au corps. Je demeure étonné de me savoir en vie. Chaque seconde est différente de l’autre. Toutes les plantes me remontent à la gorge, les cris des bêtes, les pleurs des enfants, même les grains d’ambre des chapelets. Il y a toujours entre deux phrases un bouquet de silence que la parole effeuille. Quand on enterre un mort, on n’enterre pas ses mots.
J’ai recraché l’hostie, piétiné le drapeau, déchiré mes papiers. Je n’ai jamais voulu pisser dans l’eau, écraser une fleur, gaspiller un bout de pain. Je préfère une fée à la baguette brisée au soldat bien armé, un chien jaune à trois pattes au caniche rasé d’une riche héritière. J’ai troqué la grandeur de Dieu qui n’existe pas pour un instant de paix qui n’existe pas plus. J’ai remplacé ce qui a fait du bruit par une note de musique et la cacophonie humaine par le chant des oiseaux. Quand on chasse un démon, un peu de l’ange suit. C’est entier qu’il faut vivre pour respirer plus large. Que serait l’infini sans la mort pour y croire ? Il y a une fissure dans le grand mur du monde. Je la cherche du doigt ou de l’index d’un crayon. Trop souvent, on ignore la lumière avant qu’elle ne s’éteigne. On néglige d’aimer. Le parfum le plus doux ne lave pas les taches de sang. Plus dénudé qu’un roc, il me reste à la main un frêle bouquet de mots, tous reliés par les mouvements du corps. Je me demande parfois si l’homme fait vraiment partie de la nature, et pourtant, la nature peut répondre à toutes les questions de l’homme. Ceux dont on dit qu’ils n’ont pas les pieds sur terre sont souvent les mieux enracinés. Ils touchent au but bien avant la raison. La tête dans les nuages, ils rejoignent la source. Ce qu’il faut sacrifier pour être libre ne vaudra jamais la liberté. L’éclat de l’eau, l’éclair dans l’orage, le foin d’odeur, quelles merveilles! J’espère qu’il y aura toujours un petit baveux pour nous apprendre à vivre, une révoltée sublime pour rendre la colère le plus tendre possible. Au lieu de frapper dans le vide ou le visage du réel, mon poing dressé sur une table d’infortune se transforme en stylo. Il est de plus en plus difficile de toucher la vie, de voir pour de vrai. Partout, on nous impose des gants ou des lunettes fumées. On pratique les hommes à être des robots, des automates de foire, des machines à consommer, des ombres à la gâchette rapide tirant le soleil dans le dos. Il y a longtemps qu’avoir ne me concerne plus. Je ne fais pas partie des meubles, mais des arbres, du sol qui les porte et de l’air qu’on respire.
Jean-Marc La Frenière