Chaque oiseau

Publié le par la freniere

Le jour ferme ses yeux dans l’espoir de rêver. Le soleil s’efface au fond du ciel. La pluie ravive chaque feuille. Quand l’eau s’applique à écrire, la terre épelle chaque lettre, mot à mot, goutte à goutte. Quand elles se posent sur la rose, les ailes du papillon deviennent verticales comme des mains en prière. Dans la nature, il ne s’agit pas de compléter ce qui nous manque, mais d’y trouver notre place, dans le fermé du monde toucher l’ouvert du bout des doigts. Ce que l’on cherche à dire n’est pas toujours dans les mots. Quand on les touche du bout des yeux, les montagnes lointaines sont étrangement intimes. L’éternité est nécessaire pour créer un seul instant. L’avenir recueille le passé dans la besace du présent. L’enfant porte déjà le drame de sa vie. On le voit dans ses yeux. Ses petites mains potelées en cachent la raison. L’excès des années en souligne les traits. La vie finit par nous tuer comme un poisson dans l’eau ou un oiseau tomber du ciel. On ramasse toute sa vie un incroyable bric-à-brac, un immense désordre que l’on n’a pas le temps de trier. Quelques phrases émergent du grand magma grammatical. Quelques gestes survivent à la peau. Je me souviens de la première caresse et du premier baiser, très peu de la dernière défaite. L’odeur des pommes volées a plus de sens pour moi que la brûlure des gifles.
 

C’est plein d’oiseaux, ce matin, dans les arbres du parc. Ils trônent sur les branches comme des fruits qui s’agitent, des pommes de plumes noires. Les mots avec du poil au cul portent aussi le sacré. Il faut se dépouiller des choses. Seule la mémoire est mémoire. Les souvenirs suffisent. Quand on commence tout doucement à se dépouiller du superflu, on oublie trop souvent de soulager les autres de nous-mêmes. C’est le plus difficile. Le sentiment de son utilité n’est souvent que de l’orgueil, une hypertrophie du moi. Pourtant, je continue d’accumuler des livres, des phrases, des proverbes, peut-être pour me noyer. On nage toujours dans un cocon. La pression de l’eau nous ramène en dedans. La nage est un mouvement vers l’intérieur. Quand une simple marguerite se tourne vers nos yeux, tout devient simple soudainement. On rend grâce avec elle au soleil qui se lève. On prie comme un moineau qui s’apprête à voler. On mange une fraise comme un enfant. On médite comme une pierre. Pour celui qui sait voir, l’ombre témoigne de la lumière. Écrire est une façon de faire face à la peur, de colmater les brèches. Ce n’est pas vraiment la mort qui fait peur, mais la nécessité d’avoir sans cesse à rénover la vie. Où vais-je ainsi de petits pas en petits mots, de petit moins en petit plus ? C’est plein de chaises entre mes mots pour que chacun  puisse s’asseoir. Mille fils nous relient dans le tissu social. Mille sèves alimentent le monde. Des milliards de racines se touchent. Mille insectes, mille odeurs, mille sons nous avertissent de vivre. Ce qu’engrange la mémoire n’est pas toujours le mieux. La traversée de l’hiver nous fait comprendre le printemps.
 

On nourrit les hommes comme des machines à sous. Aveuglés par l’argent, ils vendent leur âme aux banques, leur sueur aux patrons, leur amour aux marchands, leur parole aux menteurs. Trop occupée à trier les bruits du vide dans la cacophonie marchande, plus personne n’écoute le chant du monde. Des oiseaux cherchent leur pitance sur l’asphalte mouillée. Ils s’y cassent le bec. Ils volent d’aire en aire le long des autoroutes pour glaner quelques frites au milieu des mégots. Dans leurs colliers d’épines entrelacés, les fleurs de l’ortie ont un plumage d’ange. Les collines du Rang 6 montrent leur cul de pierre. Je cherche un lieu où le dedans et le dehors se rejoignent, un petit trou d’infini, un bout de ciel terrestre. La nature a toujours quelque chose à offrir, un galet, une fleur, une pomme de pin, une brindille pour l’oiseau, une couleur pour les yeux, l’éventail d’un arbre. Malgré tant de beauté, je continue d’écrire. Pourquoi cet orgueil de l’œuvre face à l’humilité des pierres ? Pourquoi tant de mots quand la forêt parle si bien ? Je ne suis pas un homme libre, mais je brise mes chaînes, une à une, mot à mot. Je ne suis pas un homme bon, mais je tente d’aimer, d’une parole à l’autre, d’une caresse à l’autre. Les gens ne meurent pas parce qu’ils meurent, sauf dans une guerre. Il n’y a que l’amour qui peut sauver de la haine. Il donne sans avoir à compter, sans éthique étriquée, sans connaître les lois. Un an, douze mois, cinquante-deux semaines, ce n’est pas vraiment le temps. L’éternité s’éloigne des horaires. Ce n’est pas vraiment le temps de parler d’économie lorsque le monde manque d’amour. Ce n’est pas le temps de compter ses sous quand les conteurs sont en prison. Il est temps aujourd’hui de faire un feu de joie avec les billets de banque, les cartes d’affaires, les livres d’instruction. Il est temps de faire un janade comme on le fait avec les planches pourries et les feuilles mortes. L’homme sera-t-il toujours un étranger sur terre, un intrus dans la vie ? À voir les désastres qu’il provoque, il semble parti pour. On n’offre plus aux lèvres qui ont soif qu’un petit bol de larmes. On ne doit pas laisser se perdre une seule miette de bonté, un poil de beauté. Là où la mémoire entasse des souvenirs en loques, j’apprends à ravauder avec le fil du temps. Je voudrais retrouver toute la tendresse enfouie dans les livres d’enfant. Les nuages m’enseignent la géographie. Les mains m’apprennent la caresse. Le cœur m’indique le parcours. Chaque geste cherche une réponse. Chaque oiseau se répond. Chaque miette sur la table témoigne du passé. Les choses vieillissent sans nous apprendre à vivre. C’est l’ombre qui nous sert de lumière. Il faut voir plus loin qu’avec nos yeux de chair. Quand on respire une fleur, on devient un peu de son parfum. Le goût des pommes revit dans un arbre fictif. Même le rien s’invente des souvenirs. L’aveugle porte en lui une lumière invisible. Le corps de l’un trouve sa place dans le corps d’un autre. Parfois on aime sans même le savoir. Toutes les saisons se valent. Là où l’espace n’existe plus, qu’y a-t-il à trouver ?
 

Dans le chenil des églises, les chiens rêvent à genoux. Ils ne flairent plus qu’à peine les tatouages des odeurs. Que ferons-nous des mots quand ils ne seront plus que des egos sans tripes, des sparages numériques. Les mains impalpables des arbres accueillent les oiseaux. Je m’y raccroche comme à l’amour, la poésie, la vie réelle, l’intelligence des racines. Petit, je mâchonnais des perles de résine, ces trompe-la-faim ressuant des épines. Durant les nuits d’orage, anges et bêtes s’invectivent. La lumière s’insinue par les failles de l’ombre. Toutes les feuilles scintillent quand l’averse s’y met. Le ciel déroule ses épluchures de nuages. Tout frissonne, tout palpite, tout croît. La gloutonnerie du vivant n’a cure des obstacles. Ni les curés ni la curée ne viennent à bout des ronces, ces emblèmes rebelles. Aucune goutte d’eau n’est pareille. Les parfums se conjuguent dans la biographie des odeurs. Un grand cœur végétal, placenta planétaire ou ventre des étoiles, fait battre la chamade. Un jour ou l’autre, de fadaise en foutaise, tout s’éparpille dans le cerveau. Les souvenirs macèrent dans la saumure du temps. Ce nuage qui passe, ce pourrait être un ange, ou même une âme. Mes yeux s’attardent à l’attraper. Élaguant le silence, à l’instar des semeurs d’étoiles ou des jeteurs de sorts, je jardine l’indicible. Parmi les fleurs sauvages et les légumes stériles, la terre empoisonnée et les jardins de ruine, il faut sauver ce qui vit. Un berceau d’herbes et de pétales agite la rosée. La voix du monde dévale à travers mon gosier. J’en ramasse des gouttes. Mes lettres boitent dans l’alphabet des vagabonds. Quand on marche sur la tête, il faut croire à ses pieds.

 

Jean-Marc La Frenière

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