Comme un Apache

Publié le par la freniere

Si l'histoire s'écrit sur des feuilles de cendres, elle se vit dans la sève. Le ciel se déguise en gouttes de rosée. Chaque plante, chaque rivière, chaque quartz, chaque monticule est une page. Tous les gestes qu'on pose sont ceux d'un ange ou d'un diable. Des plantes meurent pour donner vie à d'autres plantes. Les trembles éphémères nourrissent les érables. La mémoire à la longue finit par tout confondre, les usines et les mosquées, les jardins et les banques, les épouvantails et les bonhommes de neige, les bonsaïs et les grands séquoias, les mirages et le réel, le géant et le minuscule, les événements et les souvenirs, le dehors et le dedans. La grande Histoire est celle de la cupidité. Nous sommes tous touchés par les éclaboussures du siècle. Les bateaux ne laissent pas d'empreintes sur la mer. Le vent du désert efface tous les pas. Dans une tempête de neige, les hommes ressemblent à des flocons. Ils disparaissent dans la bourrasque. Le froid sème des larmes dans les yeux, du givre sur les cils. La tempête verrouille toutes les portes. La neige bloque les routes. Combien de mots et de silences, de gestes et de regrets faut-il pour faire une heure? Pour ne pas être seul, j'invente d'autres mains, d'autres épaules, tout un troupeau d'anges dans ma chambre. Je souffre avec les bêtes qu'on dépèce, les arbres qu'on débite, les fillettes qu'on viole, les hommes qu'on fusille, les Amérindiens parqués dans les réserves, les poètes qu'on bâillonne, les êtres en proie au non-être. Dans les régions où il n'y a pas de travail, la nature a plus de chance de survivre à l'inconscience de l'homme. D'une erreur à l'autre, je croise des viandes sauvées du feu, les mots volés aux choses. On ne sait plus où niche la provision d'espoir. La vérité se cache dans les larmes communes. Il faut plus que des mots pour dessiner l'amour. Il n'y a pas que le feu qui réunit les hommes. Le sang qu'on ne voit pas se dessine à l'aveugle. Il faut plus que des mots pour décliner l'amour. Les mots sont superflus face à la mort. Il ne faut plus obéir aux gouvernements, mais vivre d'expédients. Il faut du temps et de la terre pour nourrir les arbres. L'oreille collée au sol, j'écoute battre le cœur du monde comme un Apache pistant sa proie.

Il fut un temps où je ne parlais pas. J'avais un permis de parlotte, mais il ne servait pas. Quand je l'ai retrouvé dans un tiroir à mots entre les bas et les bobettes, il était déchiré, vieilli, jauni. Depuis, je passe mon temps à réparer les phrases, à retrouver les lignes. Aujourd'hui, ça prend un permis pour tout faire ou ne rien faire, pisser dans le lac, cracher dans l'eau, mordre une pomme, faire des ronds dans l'eau ou se faire du mouron. Venu froid, je me tiens du côté du feu. Il y a tant de réponses, je n'ai jamais trouvé la mienne. Toutes les rues sont droites, mais je préfère zigzaguer. Tout repose sur le vide, mais tout dépend du plein. Le temps des uns doit rencontrer l'espace des autres, les mots des uns le silence des autres. Sous l'enveloppe transparente du son, la musique fait danser les formes, les éléments, les surfaces, les mondes. L'écriture est un veilleur de nuit. Elle éclaire ce que la lampe ne voit pas, ce que l'ombre nous cache. Il y a longtemps que l'homme écrit. Il couche tout sur des écorces, des papyrus, les grottes et du vélin. Il n'accepte pas le temps qui passe et brise tout. Il consigne ses actes comme on allume une chandelle dans la nuit. Il relate ses joies, ses tristesses, ses batailles, ses amours. Il glane de ci de là des lambeaux de parole, tout un patchwork d'émotions. Il ajoute au monde déjà crée des pièces de rechange. Le réel se dilue dans l'eau saumâtre des années. Le rêve continue bien après la lecture. Avec l'arrivée des avions, il n'y a plus de lointain, seulement du proche. J'ai beau dormir dans un lit, mon ombre dort dans une grange. Je la rejoins au matin pour escouer la paille.

La terre devient un embrouillamini où les paysages se confondent. J'ai fini par m'y perdre pour mieux me retrouver. Il faut apprendre à s'égarer. Même le temps déboule en avalanches d'heures. Les gestes que l'on n'a pas posés, les mots que l'on n'a pas dits, finissent par devenir des épines sous la peau. Elles grugent le dedans des joues et déchirent le cœur. Je n'en finis pas de faire des grimaces, des clins d’œil, des grimoires et d'agiter les bras. On me répond par les mêmes simagrées. Avec mon foie trop gras, mon œsophage variqueux, mon mal dos et l'hépatite de l'encre, je perds mon corps peu à peu. Ma colonne vertébrale est une épine dorsale. Je suis assis sur une chaise à nœuds. Cloué dans un fauteuil, on voyage comme on peut. De toute façon, je suis toujours parti sans savoir où j'allais. Je traverse la vie comme on tourne les pages sans connaître la langue. Chaque doigt est un crayon cherchant ses mots, un pinceau retrouvant ses couleurs. Mes os craquent dans leur étui de peau. Dans ma poitrine vieillissante, un poing fermé fait mal. Chaque pas est un pas vers la mort. Ce qu’on mange nous tue. J’agite quelque fois un petit sac de larmes. Sous la mine d'un crayon, le plus petit village se multiplie par mille et frôle l'illimité. J'aimerais voir ce que regarde un aveugle, ce que touche un manchot et déchiffrer l'inconnaissable. Je passe de Caribe en Silla avec une bille, un Bic ou un ballon. J'imite l'entêtement du coucou dans sa cabane en bois, la paresse d'un lézard allongé sur la pierre. Il m'arrive d'oublier le monde et l'heure, la soif et la faim. Je me nourris à même l'alphabet. La véritable histoire est celle de chaque jour, chaque minute, chaque geste. Chaque homme est la réponse à sa propre question.

 

Jean-Marc La Frenière

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article