Tant de choses

Publié le par la freniere

Ceux pour qui l’odeur de l’argent est le parfum suprême ont du sang sur les mains. Leurs lieux de culte sont les supermarchés. Leurs seules prières sont pour le prix de l’essence. Ils rêvent d’atteindre le ciel en 4x4 et ils oublient d’être vivants. Il me faut autre chose, des lettres tombées du ciel à la place des bombes, des soupes à l’alphabet, des grammaires à la place des bibles. S’il m’arrive de fuir les hommes, leur pacotille, leurs dettes, leurs guerres, leur faux luxe, je n’y vais jamais seul. Les mots m’accompagnent toujours. J’écris pour me confondre au paysage, celui des arbres et des étoiles. Je ne sais plus qui parle, l’enfant roulé en boule dans un coin de mon crâne, tétant l’inconsolable comme on suce son pouce, ou bien l’autre debout derrière les yeux et regardant plus loin que l’horizon. Il me faut une image où accrocher mes doigts, une route sous les pieds, un peu de ciel sous la peau, la réponse des plantes à mon poids de questions, le cri des bêtes à mon appel, le souvenir d’un loup tout au bout de la page.    Personne ne va nulle part. La nuit urine sur le sol. Les bancs se recroquevillent dans les parcs. Il pleut des cordes qui lavent les pendus. Le vent pose sa langue sur les lèvres de la pluie. Qui a dit que le fleuve ne connaît pas sa source ? Sur la table où j’écris, les phrases forment les pieds du meuble. Le sol est tout jonché de mots et de sciure d’encre. Il faut donner du pain aux bras maigres du temps. Il y a tant de choses qui n’entrent pas dans les mots, tant de rêves impossibles à traduire. Le silence des fleurs m’inquiète quelque fois. L’accablement des collines a voûté mes épaules. Consumé par la vie, je tends les mains vers ce qui nous attend.     
 
Je ne voyage plus beaucoup. J’ai remplacé les villes par un fleuve de mémoire, des piles de signes soutenant la pesanteur du monde, des parapets de rêves enjambant le réel. Je n’arrive pas toujours à toucher le monde avec la pointe des mots. Je gratte la surface. Chaque mot porte aussi son contraire. Il faut sans cesse défaire et refaire des phrases, retremper l’alphabet dans le sang du vécu. Parfois les dents s’aiguisent sous la dentelle, les doigts qui tricotent se cherchent une gâchette. Je cherche qui je suis dans ce qui reste à vivre, à mettre un nom sur les fantômes, les squelettes sans chair, une aile sous mes pas, un pont sur le néant, un peu de paille et d’herbe survivant à la neige. Le mot espoir titube au bord du vide. Il tient debout malgré tout. Le mot amour cherche ses pas. À chaque mot, la langue du passé se tourne dans la bouche. J’ai laissé trop de livres s’empiler autour de moi. J’habite un labyrinthe. Seul le chant des oiseaux me sert de repère. À défaut d’arriver, je dessine la route.
 
 Je me retire au bord du lac pour écrire, une petite plage perdue sous un toit de verdure, sous un grand saule énorme, là le museau du soleil fouille l’ombre. Je me laisse envahir par les cris des colverts. Je laisse flotter mes mots comme des bouchons de liège à la merci des vagues. J’ai les bras vides d’avoir tout donné, mais ils sont pleins d’espoir. Je garde toujours dans un cahier quelques phrases pêle-mêle, des mots à peine éclos pour les jours de famine. Entre le lit de la naissance et celui de la mort, j’aurai beaucoup lu. J’aurai vécu entre le lit et les ratures, chaque geste formant les mots d’une phrase vivante, chaque saison un paragraphe de chair. Des oiseaux nichent dans ma demeure sonore, confondant l’aile et l, l’apostrophe et le cri. Écartelé par les contradictions, c’est entre la pensée et l’émotion que je remue les lèvres. Pour faire ma maison, plutôt que le béton et le fer, j’ai choisi les livres, les étoiles, les gestes, l’inconnu. Le vent s’étale au cou des arbres, déployant ses frissons. Toutes les couleurs s’appuient l’une sur l’autre. Parfois parmi les rêves que l’on sème, on entend pousser les mots. On voit surgir des images. On entend l’horizon qui fait battre son cœur.

 
Jean-Marc La Frenière

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