Du silex au portable
Je tiens le coup entre stase et extase. Je suis un hiatus, une pause, un infarctus dans la myocardie sociale. Une bouillie de mots glougloute près des lèvres, tout un grumeau de phrases. Le réel fait son nid dans l’ossature du rêve, les petits os de poulet, la poussière des jours, le duvet d’encre fine. J’écris comme un chiffonnier triturant les rebuts. Le chant du rossignol nous éclaire dans l’opacité du silence. Je passe avec les mots de la loge à la scène, des coulisses au trombone, de la cave au grenier, de l’alphabet à la parole. Le chant corrige l’imperfection des choses. Chaque livre est un voyage, une marche, un amour. Chaque phrase est un mouvement, un geste, une caresse. Chaque paragraphe est une claudication. Chaque syllabe est un son, une couleur, une ligne. De l’espoir des fruits au désespoir de cause, les arbres lancent une poignée d’oiseaux.
Je voyage en portant mon pays sur le dos, des blasphèmes à la main. Le silence est une caresse dans le bruit des hommes. Mon corps est prisonnier d’un gardien intérieur. La peau retient le sang et l’âme veut s’enfuir. Pas à pas, mot à mot, mon corps clopine parmi les vivants. Je marche vers la mort comme tout un chacun. Je tressaute à la lecture d’un scan, d’une radiographie, d’un électrocardiogramme ou d’une prise de sang. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant porte en lui son cadavre.
Il n’y a qu’une seule chaise sur le plancher de cuisine, une seule chaise pour dix, pour deux, pour vingt, mais ce sont des fantômes. Tous mes amis sont morts et ma blonde est partie. Je dine seul entre le sel des souvenirs et le poivre des jours. J’écrivais sur le corps de ma blonde, son âme et son vagin, sur la peau des amis, le poil de mon loup, le cuir des babiches, mais tout vient à manquer, l’encre sur le papier, les poignées de main, les accolades, le sperme et la sueur. Les jours de novembre ont remplacé l’été. C’est la fête des morts. Plus rien n’apprivoise ma peur, ni l’amour ni le pain, ni la mort ni la paix, le poète et ses mots, le Dieu des prêtres, la couleur des peintres. Dans tous les cimetières, les monuments de pierre, de marbre, de basalte ont mangé les fantômes. Les oiseaux volent en bande et je me coupe du monde. Je joue avec un os comme un chien sans médaille, un enfant à la balle avec son propre cœur. Malgré sa candeur, l’enfant grandit. L’homme vieillit. Nul ne sait ce qu’il sera demain.
Du primate à l’automate, du silex au portable, de la brouette aux dix roues, l’homme n’a rien appris de la vie si ce n’est la rareté de l’amour. Les mots qui me tenaient la main m’égarent sur la route. Je ne cueille plus les mûres mais les ronces. Je caresse les épines sur la tige des roses et le bois des épaves. Je vois les apparences non les choses. Je ne crois plus aux fruits sur les fraisiers en fleurs. Je ne chante plus la pomme. Je cogne aux portes du malheur, aux fenêtres du deuil. Les amis n’amènent plus du vin et du fromage, des rires et des poèmes. Mon loup ne hurle plus avec la lune. Ma blonde ne répond plus quand je lui dis je t’aime.
Jean-Marc La Frenière