Un grain de poussière

Publié le par la freniere

J’ai atteint l’âge des vieillards

certains jours avant de perdre la mémoire

je me souviens de mon enfance

du poêle à bois transformé au mazout

de la glacière en bois d’érable

du pont de bois sur la rivière

où l’on coupait la glace

de la vieille picouille tirant la charrette du glacier

du pipi de chat sous la galerie

où nous jouions aux fesses

des trous de barbottes du Richelieu

des carpes sur le dos en face de l’usine

des chaloupes Verchères entre deux goélettes

charriant la dynamite jusqu’à Sept-Îles

elles revenaient tirant des barges

chargées de chaux de soufre de cacao

ce dernier servait à la fabrication de la poudre noire

je me souviens du bedeau accroché à ses cloches

il balançait entre deux ponces de gros gin

du curé pestant contre les minijupes et la pilule

du bruit des barbeaux collés aux moustiquaires

celui des ailes sur les collants à mouches

la maison du poète ornée de métaphores

ses carnets tachés d’encre

sa grammaire peuplée de lettres anonymes

d'une grange perdue dans un champ lexical

ses oiseaux nidifient sur la paille des mots

ses images ruminent ses cédilles sourient

ses phrases ruent dans l’odeur des stalles

et le crottin des chevaux

ses mots dansent entre les parenthèses

comme les souris entre les murs

aujourd’hui il y a des jours où je parle à ma blonde

d’autres où je bande de la savoir si belle

je me souviens d’un radeau de pirates

où les enfants se battaient avec des épées de bois

d’une cabane en planches pour les amours d’un jour

d’un vieux bazou déglingué par le temps

d’un château de sable d’un motel à fourmis

d’une souche d’une ruche d’une ouache

d’une talle de mûres envahie par les ronces

d’un temps d’orage où l’air fait des haltères

je me souviens de tout

le bonheur des vacances et l’ennui des dimanches

le douleur des épines qui éraflent les jambes

les couleurs de l’automne avant que tout blanchisse

la chaleur de l’été raccourcissant les robes

le pointu des sapins l’accent aigu des mots

les crissements de la craie sur les tableaux d’ardoise

John and Mary go to school

dans les leçons d’anglais on se mordait la langue

je me souviens de la danse des canards

des batailles dans la crique entre les deux écoles

des coups de poing aux bloques aux Italiens aux autres

il en reste aujourd’hui une meute de racistes

je me souviens des batailles d’oreillers

de craquias et de piquants d’ortie

des tortues de terre et des poissons volants

des tunnels dans la neige

et des igloos qui fondent à la moindre accalmie

d’un toit de tôle où la pluie tambourine

d'une mare ou grouillent des grenouilles

des écrevisses et des rainettes

du miel des sauterelles du sucre des érables

je me souviens de Sokolov le Juif de service

peddleur de guénilles

de la popo de la police Parent

nous lui volions des pommes à la tombée du soir

je me souviens du trou

ou s'est noyé Gilbert

du pont des chars où nous marchions

de McMaster à Otterburn

sa carcasse tremblait et nous aussi

quand on croisait un train

je me souviens du parc Belmont

de la femme a barbe et des manèges

des tours de machine certaines fins de semaine

des élastiques tirant des bobépines

sur les shorts des filles et le début de leurs seins

je ne croyais pas au Père Noël

mais au Bonhomme Sept-heures et à la Fée des dents

je me levais de bonne heure pour rêver de bonheur

c’est plus tard que j’ai vu la misère la révolte et la faim

j’haïssais déjà les hommes d’affaires et les banquiers

les soldats les polices et les cons

les gros bras qui cognaient les petits

au retour de l’école

j’ai connu la varicelle la variole la rougeole

c’est plus tard que j’ai connu l’amour

la beauté la honte la détresse

les joues rouges remplaçant les jouets

je me souviens de mon enfance

comme d’un vieil almanach

un catalogue de Sears

un album de Spirou

l’univers est enclos dans un grain de poussière

les savant s’interrogent sur la naissance du monde

 

Jean-Marc La Frenière

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