Au seuil du jardin
Côté du vide, côté de plein, je parie sur la vie. Je gage sur l’amour. Les heures s’ajoutent au jour comme les gestes à la main. Je cherche la lumière à travers les ténèbres, le pollen parmi les fleurs sauvages, le jaune des tournesols, le bleu des lavandières, le rouge des sanguinaires, les oiseaux dans les arbres, la rosée sur les fils d’araignée, le sel dans les larmes, le poivre dans la soupe, une gorgée d’eau tout au bout de la soif, la sève dans le nœud des racines, le goût des fraises dans le fruit, l’amande sous l’écorce, la braise incandescente et la chaleur du feu, le lait d’un mamelon, la lave d’un volcan, la bave d’une bête, la chair du phénix dans les brèches du froid, la chlorophylle dans les feuilles, l’oasis au cœur du désert et les mirages du désir, le pas des enfants à la recherche de grillons, les ailes des papillons faisant éclore le cocon, le fil de l’écrou dans une vis universelle, la mouche qui bourdonne, l’abeille qui butine, la luzerne qui pousse, les poils d’or du blé, le chant du loriot, la danse des insectes, le duvet des mésanges, la chute d’un météore, le silence de l’herbe. Je me cherche à travers les hommes. Je me livre corps et âme, pieds et poings déliés. Je cherche dans les vignes l’élixir du vin. Je cherche à dire quelques mots.
Au seuil d’un jardin, on abandonne la peur, la famine, l’angoisse. On abandonne la soif aux bons soins de la source. Les éphémères disparaissent dans la brume de l’encre. Les mots en prolongent la durée. Je n’entends pas le tout, mais les voix de la voie, les vagues sur la mer. Je vois les rides sur le visage, les couleurs de l’atoll, la soif des éponges, les cailloux des rocailles. Chaque larme ressemble à une goutte de rosée, une boule de résine. Les galets glissent sur la marelle de l’eau. Les étoiles mortes revivent dans le regard des hommes. Elles clignotent la nuit et se mêlent aux rêves. Les cris d’oiseaux préludent au chant des âmes errantes.
Tout se transforme et renaît, du têtard au lézard, de l’usure à l’azur, de la graine à la fleur. Je reviens à l’humus des vieux chênes, au cosmos miniature des fourmis, au concert des insectes, leurs ailes stridulantes, les frôlements, les craquements, aux réserves des suisses tapissées d’écales de noix. Mon œil hésite entre deux tilleuls. L’odorat prend les deux, la fragrance du vent et l’odeur de la terre. L’oreille est absorbée par le tintement des feuilles, la fraîche haleine du sol se mêlant à la laine. À l’automne, les feuilles d’érable saignent. Les pivoines fleurissent en été. La demeure des arbres m’accueille. Je relis Walden dans une cabane de pin, un pain maigre sur la table, de l’encre sur la page, la photo de Thoreau punaisée sur le mur, entre Breton et Guillevic le breton, entre Miron et Néruda, Réjean Ducharme et Marie-Victorin, l’étang Stater et le fleuve Saint-Laurent. Mes branches de lunettes se remplissent d’oiseaux. Les phrases de Thoreau prophétisent-elles la vie ou annoncent-elles la mort ?
La gloire est de ce monde, de l’œil du hibou au cercle des tipis, de la file indienne aux pieds nus, de l’ululement des buses au passage des biches, des bûches de chauffage à l’arrosoir des jardins. Tout fait sens, le fruit qui s’offre, le bras qui souffre, les tortues qui éclosent, les chevaux qui poulinent, les cris de douleur ou de plaisir, la basse des torrents, les feuilles du tilleul, la musique des saules, les sauterelles faisant la courte échelle, les verres qui ont soif, les bols qui ont faim, les libellules patinant sur le miroir du lac. Chaque seconde est unique, chaque paysage, chaque élément du monde, chaque mot d’une phrase, chaque geste, chaque vie, chaque tapis volant, chaque balai de sorcière, chaque bâton de sourcier, l’écho des grenouilles et la lumière des lucioles. L’ancolie et l’arc-en-ciel se ressemblent, les truites qui remontent et celles qui descendent. Chaque matin, le monde recommence, des contes de fées à l’ivrognerie des gnomes, du pénis au pubis, des racines à la cime, de la source à la mer, de la beauté des femmes à la faiblesse des hommes. Seules les femelles enfantent. Les hommes doivent attendre.
Jean-Marc La Frenière