La valeur des choses

Publié le par la freniere

La valeur des choses

Je change les clous des crucifiés pour des clous de fakirs, le clou du spectacle pour le clou de girofle. La sourde oreille se mêle aux regards des voyants. J’ajoute à l’amertume du café le sucre de l’enfance. Ce sont Rimbaud et Breton qui m’ont appris à lire, les oiseaux du matin qui m’ont appris à rire. Il y a du bonheur partout, la pluie qui tombe sur le toit et assaisonne les jardins d’une rincée d’eau froide, d’une pincée de larmes, l’odeur des tilleuls parfumant la tisane, la jacinthe et l’ortie, l’enfant qui dresse une tente avec son drap de lit, les pages pleines de mots, la rosée sur les pétales de roses, la lavande et la palette pour la tire, l’âme jaillie des cendres mal éteintes.

On ne pèse pas grand-chose face au poids de la vie, un bout d’ongle d’orteil, un lobe d’oreille, un globe oculaire, un mot ou deux, quelques voyelles. Quoiqu’on dise ou fasse, la vérité sort du trou. Les tours à bureaux sont des tours de Babel, des fourmilières polyglottes. Les algorithmes déchiffrent toutes les langues. L’enfant ne mesure pas l’immensité, pas plus qu’il ne connait la vie. Je dois dire les mots pour toucher l’alphabet. On ne cesse pas d’attendre ce qui ne viendra pas. On pose des questions qui n’ont pas de réponse. Les mots ne meurent pas. Ils ne cessent de renaître. Je m’en sers pour oublier les chiffres, pour illustrer le rêve, pour accorder le pouls de la campagne aux battements des villes.

Les enfants d’aujourd’hui ne savent plus traire les vaches ni respirer l’odeur des champs. Ils ont les yeux greffés sur des écrans. Dans ma tête, il y a des cris de bêtes, des cris de porcs à l’abattoir, des cris de vaches et de vieilles carnes. L’homme évolue dans le mauvais sens. Il marche à reculons. Ses jambes s’atrophient et son cerveau grossit. Sa main est un immense doigt tapant sur un clavier. Des idées noires remplissent la blancheur des pages. Le piquant des épines remplace la douceur des pétales. Ce n’est pas l’homme qui change, mais la valeur des choses.

L’homme qu’on met en chaîne garde la prescience de la liberté comme l’animal en cage. Les jours s’assombrissent, mais les nuits restent blanches, peuplées de cauchemars. Les pains du paysage rendent les yeux gourmands. Les raisins qui ont soif, il leur faut du vin. On croit que les bœufs engraissent. Ils font de la fausse viande bourrée de nutriments chimiques et d’antibiotiques. L‘assiette monde se vide. Son verre vole en éclats. La terre dépérit, l’herbe s’étiole, les vaches deviennent folles. Les araignées tissent des toiles que désertent les proies. En ville, quand je couchais dehors, pour ne pas mourir de froid, l’espoir me collait à la peau. Je dormais près d’une bouche de métro. Sa mauvaise haleine me réchauffait le corps. Ici, je rêvasse allongé sur le sol, le tronc d’un arbre mort me servant d’oreiller. Les petits doigts de l’herbe me chatouillent la peau. Une brume de rosée remplace le café. Mes muscles bougent comme un nœud de couleuvres, un nid de vipères sous une corde de bois.

Le chaga se marie à la chair des bouleaux, la rosée à la rose et l’averse aux russules. Je ne refuse pas la fleur ni la chaîne qu’on brise. Je ne refuse pas le chêne ni le chaînon manquant. Je relie mes paroles aux gémissements des bêtes, aux bêlements des moutons, aux hurlements des loups, à la mousse des pierres. J’ai découvert mes mains en maniant les outils, la pelle, le râteau, l’arrosoir à jardin, le marteau, les clous et les chevilles de bois, l’odeur de cèdre des copeaux, de la résine qui crépite. J’ai découvert le feu dans les cendres du poêle. J’ai découvert la route dans les traces de pas. J’ai découvert le monde en apprenant à lire.

Jean-Marc La Frenière

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