Au bord du fleuve verbal
Ça grogne dans ma tête, ça bouillonne, ça gigote comme une bête prise au piège. Le paradis des marchands et leurs annonces publicitaires est une version provisoire de l’enfer, le leurre d’un grand rêve, un ersatz, un idéal en solde. L’économie, c’est le mal, le malheur et la mort. J’ai du foin dans la tête comme un épouvantail, un brin d’herbe à la bouche, de l’encre sur la page comme un poil dans la main. Ma cervelle d’oiseau, mon cœur de voyou, mon âme de canaille aspirent à l’infini. Le vent retient son souffle. Les arbres sont muets. Les oiseaux peuvent siffler comme un ocarina. Les fleurs qu’on dessine finissent par éclore.
J’écris comme un malade. Chaque page est un pansement dont l’encre est la blessure. Les parallèles finissent par se joindre, ceux des rails et des mailles, ceux des routes et des déroutes, ceux des roues et des ruelles, ceux du silence et des paroles, ceux de la danse et des violons du bal. Les mots crépitent comme des cœurs calcinés, des braises, des tisons. Provoquant la septicémie du cœur, le démon de l’économie infecte le corps et l’âme.
Passant du feu à l’eau, du babil des enfants au radotage des vieux, de l’utopie à la réalité, des mots rêvés à l’ordinaire des jours, de la noirceur des racines à la beauté du ciel, des fondations de la maison aux rampes d’escalier, des murs de brique à l’espalier de vignes, des chambranles qui gonflent aux planchers qui craquent, des tiges d’épilobe aux poils des épis, des vers de terre au butin des abeilles, du fond des épuisettes à la nage des civelles, de la transhumance des moutons au long vol des outardes, des spermatozoïdes à l’ossature de l’homme, j’aiguise mon crayon. J’écris à bas bruit, à petits pas, à petits mots, des petits riens, des gestes inutiles, des pellicules de givre, des cadavres noirs, des cosses de genêts, les vitamines du cœur, la chlorophylle du soleil, l’odeur fragiles des fleurs, de maigres fagots de rêve, la semence qui lève dans le gras des labours, des pièces de monnaie lancées dans les fontaines, des galets dans les poches pour payer son enfance, des mots usés jusqu’à la corde, corde de bois ou de pendu, corps de garde ou cors aux pieds, corps du délit, corps alités. La plomberie mentale fait un bruit de chasse d’eau.
Les bistrots des nuages sont ouverts à la soif. Le paysage tombe en neige. La vie des choses est un mauvais roman, une suite phrases malhabiles, de personnages mal habillés, une ribambelle de mots, une brimbale de menu fretin. Le cœur fait sa cour. Les veines se déploient et traversent le corps. C’est l’été. C’est l’hiver. Qu’importe. La vie suit son cours charriant des alluvions, des illusions, des nuages de lait dans le café du ciel, des points de vue, des points d’orgues, des coups durs, des coups de poing, des coups de main, des chorals de Bach. À quoi rime la prose sans détails poétiques, une boite à lettres vides, une page trop blanche? À quoi répond le monde sans question à poser? Je cherche un équilibre au bord du précipice. Au bord du fleuve verbal, des épaves se déposent parmi les alluvions.
Jean-Marc La Frenière