Dans l'eau du monde

Publié le par la freniere

Nageant dans l'eau du monde, je cherche le rivage. La vie éclaire comme elle peut, ni au jaune des ampoules ni au blanc des néons, mais de soleil et de lune, d'étoiles et d'infini. L'amour ne raisonne pas, il danse. Il ne résonne pas, mais fait de la musique. L'arbre entre la fenêtre et le lac est un géant. Lorsqu'il me parle avec sa voix bourrue, je tremble comme une feuille. Je colle mes yeux sur lui pour boire sa lumière. Selon l'humeur du temps, je m'immisce dans le conciliabule des oiseaux. Je me rapproche des arbres pour qu'ils m’apprennent à vivre. Je flatte l'horizon sur le poil d'un cerf. Je mords dans la vie, laissant des marques de dents sur la chair des jours. Je prie comme un athée avec le dieu des vaches, le dieu des choses, les dieux des saints ou des voyous, le dieu des seins, le dieu des mains, le dieu des yeux, le dieu des vieux, celui des jeunes. Si l'absence nous rapproche, la présence nous sépare parfois. On n'apprivoise pas le loin comme on le fait d'un chien. On ne met pas en laisse le désir. On ne peut plus japper avec un os dans la gueule même si la queue frétille comme un poisson volant. La page des faits divers est un cercueil, un tombeau d'encre au cimetière des idées et l'humus des journaux. Il faut du café fort pour varloper la gueule de bois, du café bien tassé comme les dents d'un peigne dans un verre à dentier, du café turc sans truc sans sucre sans ersatz, du café noir comme la nuit, l'absurdité du monde qu'on avale d'un trait. La pluie qui tombe sur les gouttières obstruées de feuilles mortes se libère du ciel. C'est un siphon au milieu des artères, un tsunami dans le tuyau du bain ou le coude d'un évier. Les réponses aux questions arrivent trop tard. On meurt sans savoir pourquoi. Où d'autres vivent greffés à leurs écrans, les yeux vissés sur un portable, je continue avec mon corps en ruines, le cœur à moitié fou, une cicatrice au cou que mange toute ma barbe. Je cherche les vieilles pistes amérindiennes, les sentiers encore sauvages, le chantier des fourmis avec leurs monticules où elles s'engouffrent une à une comme une colonne de fantassins.

 

Il n'y a plus d'éthique, que la morale du commerce et les billets de loto comme unique espoir. On peut mourir cent fois avant d'apprendre à vivre. Je passerai la hache dans une forêt de bras levés pour saluer le pouvoir. Hitler revient toujours à chaque décennie. J'attends que les mythologies s'effacent, le diable qu'on tire par la queue, le Christ dont on crache l'hostie, les démons à la couenne dure, les vierges folles des Musulmans, les anges dont on coupe les ailes, les faux prophètes en pyjama rayé. La Bible et le Coran ont déjà fait trop de morts. Il faut qu'on les remplace par un jardin des plantes, l'herbe à vache, le mauve des lilas, la chair du magnolia, le vert tendre du saule, le dos rond des collines, les moisissures sous la pluie, les têtards dans l'étang avant qu'ils ne croassent. Les mots sont des insectes libérés de la mue. Ils avancent en file indienne pour former des phrases. Ils sont des chenilles échappées du cocon. Ils volent de bouche à oreille et s'écrivent en chansons. Ma part d'inconscient habite mon stylo au même titre que ma conscience du monde. Il en est coulé des siècles, des lustres, des années et de l'eau sous les ponts, entre les braies dépenaillées et les blue-jeans troués, entre la peau des pieds et l'accélérateur, entre les pommes de discorde et les fruits défendus, entre hier et demain. J'en ai perdu des plumes avant d'apprendre à vivre. Ce qui me reste de cœur bat encore la chamade, pompant le sang jusqu'aux artères. Mon squelette craque sous la graisse des ans. Chaque fois que je remarque un geste de bonté, j'ai envie de croire en Dieu, mais les guerres, les famines, les soutanes, le commerce et l'argent m'empêchent d'y croire tout à fait. Je me contente de la patience des arbres, de l'émerveillement des enfants, de la prière des insectes, du vol des oiseaux, de l'énergie des éléments. Le jardin des hommes a plus d'épines que de roses.

 

J'ai fait le tour de la terre avec un verre rempli de crayons, un verre à moutarde, un verre à vin, des vers sans rime ni raison, une gomme à effacer, des bouts de papier, une palette de couleurs, un pas de côté au ciel des marelles, un tour de plus sous la corde à sauter, une envie d'infini au lever du soleil, l'odeur du rêve dans la nuit, une sniffe de cyprine, l'arôme des fruits mûrs, l'eau à la bouche qui arrose les mots. Avec quelques images, des métaphores bancales, des phrases à peine sèches, je change le décor, l'entourage, la vie. Je peux croire au matin et réparer l'espoir. Je suis fleur bleue, je sais. J'aime Prévert et Néruda. Je m'éloigne des plaquettes aux vers anémiques, aux images à la mode, aux phrases de notaire des poètes notoires. Je ne suis pas théoricien du verbe, mais mangeur de voyelles, suceur d'alphabet, pelleteux de nuages, sniffeux d'air pur. Je ne suis pas d'un beau séjour, mais d'une engeance folle, d'une urgence d'aimer. Pour accoucher de quelques phrases, il faut souvent vivre de vent et de vin cheap. N'est-ce pas Patrice qui se moque des biens. N'est-ce pas Gilbert qui en est mort quand l'ange vint. N'est-ce pas Juan entre les ténèbres de l'asile et un dieu de lumière qui ne le graciât pas. N'est-ce pas Artaud entre la scène et les piqûres. N'est-ce pas Gauvreau entre l'ascèse et l'orignal épormyable. N'est-ce pas Louis Geoffroy brûlant avec ses mots dans une chambre à louer. N'est-ce pas Giauque entre la peur et le suicide. N'est-ce pas Cabral, Chenet, Sananès, André Laude. J'ai parfois peur que de l'encre prenne la place de mon sang, que je m'accroche aux mots pour me tenir debout, qu'un poème remplace la vraie chaleur humaine, que chaque phrase ne soit qu'une ride sur le visage du papier.

 

Jean-Marc La Frenière

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