Familiarité du livre
Le comportement privé du lecteur, assis en tête-à-tête en face de son livre dans la solitude, peut être considéré comme intermédiaire entre celui du spectateur de théâtre – halé seconde après seconde dans le sillage de l’action sans rupture de tension aucune, jusqu’au dénouement – et celui de l’amateur de peinture, vivant, conversant, déjeunant, rêvassant entre ses tableaux pendus au mur, et entretenant avec eux, en somme, le même genre de commerce qu’avec un mobilier choisi, différent des tableaux surtout en ceci que, ce mobilier choisi, on ne l’interroge jamais comme on interroge un tableau, qu’on n’a pas avec lui d’aparté. En ce sens, la peinture est originellement un art de compagnie – comme il y avait autrefois des demoiselles de compagnie – et le théâtre – fondamentalement — une prestation heureuse en psychologie des foules, comme l’est l’art oratoire : il n’y a pas de théâtre du seul.
Si l’écrivain avait la possibilité d’assister, invisible, au genre de tête-à-tête qu’entretient dans la solitude un de ses lecteurs, avec un de ses livres, il serait sans doute choqué du « sans façons », et même de l’extrême incivilité, qui s’y manifeste. Ce tête-à-tête est un mélange déconcertant de distraction et d’attention. La lecture est coupée, le plus souvent à des intervalles inégaux et assez rapprochés, par des pauses de nature diverse où le lecteur allume une cigarette, va boire un verre d’eau à la cuisine, ou replace un livre dans sa bibliothèque, ce qui l’entraîne à en feuilleter un moment un autre, téléphone une commande qu’il avait oubliée, ou s’informe des résultats du tiercé, vérifie l’heure d’un rendez-vous sur son agenda, ou repose un moment le livre sur la table pour une rêvasserie intime, dont le seul lien avec le contenu du livre est souvent celui du coq-à-l’âne. En gros – mobilité en plus – c’est le comportement moyen en classe d’un élève qu’on jugerait plutôt dissipé.
Qu’est-ce qui permet la bonne entente paradoxale de ce comportement distrait d’un isolé qui semble occupé à « tuer le temps » avec une lecture qui en fin de compte s’achèvera pour lui lisse, rassemblée, sans couture, exempte de toute solution de continuité ?
Pour tenter d’y répondre, il faudrait prendre en compte les singularités qui marquent les rapports d’un lecteur avec son livre. Il ne s’agit pas ici de la présence passive, entièrement évasive et congédiable, qui est celle d’un tableau accroché à un mur. Ni, non plus, de la parenthèse temporelle, rigoureusement close et même minutée, dans laquelle nous enferme, l’audition d’un morceau de musique. Le lien, qui relie le lecteur à sa lecture est certes inséparable de l’écoulement du temps, mais rien n’en marque la durée, le rythme, ni la fin, ni même la continuité (que de livres lus par tranches successives, que séparent parfois de longues années !) Un livre se perd de vue et se retrouve, tantôt fané, tantôt réarmé de séduction. Sa beauté est journalière, au sens balzacien ; il a ses bons et ses mauvais moments. On connaît avec lui la séduction à laquelle on cède trop vite, tout comme la lente reconquête, par des qualités d’abord voilées. Il se prête à des découvertes successives (tout n’y est pas apparent tout de suite) à l’automatisme de l’accoutumance, à l’usure rapide du premier éblouissement, tout comme à l’entente parfois nouée jusqu’à ce que la mort advienne. Il voyage avec nous, parfois convivial et disert, parfois plus fermé qu’on ne voudrait. Il vieillit près de nous, tantôt comme un vin, tantôt comme une femme, tantôt passivement, tantôt activement ; il ne déserte jamais tout à fait la mémoire ; on vieillit avec lui : commode, présent, familier, logeable. Bref, les rapports qu’on a avec lui sont, plus que pour un autre produit de l’art, proches de ceux qu’on entretient avec un vivant, qui, entré une fois dans votre existence, y reste, en sort, y revient, s’y fait place, s’éloigne, mais avec qui le contact plus familier qui a été une fois celui de l’intimité ne laisse jamais prescrire sa note singulière. Disons-le : rien ne mène le mariage – le hasard de sa rencontre, ses aventures, ses aléas, les nouvelles relatives qu’il fait naître, ses séductions à éclipse, les pouvoirs muets de sa présence toujours disponible – comme les rapports qu’on entretient avec un livre qui compte. On regarde un tableau, on écoute une musique, on prend un livre – locution expressive ! – pour un mariage précaire certes le plus souvent, mais pourtant un peu comme on prend femme : pour un contact d’une intimité plus quotidienne que n’en procure aucun autre art. Quoi d’étonnant à ce que les rapports qu’on a avec lui dès le début revêtent le sans-gêne, assez vite rodé, qui naît de la vie commune ?
Livres de chevet… Nulle production de l’art n’est plus que le livre familière de la chambre à coucher, nulle ne nous parle davantage, toute réticence, toute litote larguée, et, comme dans une promiscuité intime, sur l’oreiller. Il n’y a guère de cohabitation en art qu’avec un livre. Il n’est pas sûr que cela ait été dans le passé toujours le cas. Les rapports du lecteur de l’antiquité avec son rouleau manuscrit étaient autres, peut-être à-demi liturgiques : l’attitude, la lenteur des gestes, la station debout. Feuilleter un livre, et dans tous les sens, a été dans son histoire l’épisode dernier qui – autant sensuel que mental – a achevé pour lui la danse des sept voiles, a dévêtu le livre pour le lecteur comme aucune production de l’esprit ne l’avait encore été avant lui.
Mais le tête-à-tête avec le livre appelle d’autres réflexions. Elles concernent l’insigne faculté de dilution, d’émiettement et de fragmentation – sans perte réelle de présence, ni d’efficacité – qui est la sienne. Disloqué, démembré, par les trous, les distractions, les « absences », brèves ou prolongées qui sont celles du lecteur, on dirait que le livre repousse dans l’esprit (ainsi font les articles endommagés de certains insectes) et tend à reformer opiniâtrement son unité et son intégrité. Il est doué d’une aptitude insolite, à se rassembler dans l’esprit aussitôt autour d’un simple fragment, à recomposer sa figure intégrale à partir de ses éléments isolés. De même qu’il n’est guère possible d’évoquer quelque détail physique d’une personne qui vous est familière, sans qu’elle reprenne vie sympathiquement et se réanime toute dans le souvenir, de même la faculté d’évocation caractéristique de la fiction écrite, ne s’exerce pas seulement sur les images et les souvenirs extérieurs à elle, mais s’exerce aussi de chacune de ses parties, même infimes, sur sa propre totalité. Si je reviens à une page d’un livre qui m’est familier, c’est le livre entier : sous ces espèces (comme on dit) qui vient me repeupler. La mémoire des livres est une mémoire bourgeonnante, étrangement multipliée parce que chacun de ses éléments est lui-même un petit monde toujours en puissance d’éclosion. Elle est consultable, et elle est un peu (ce n’est pas la mémoire d’une pièce musicale ou d’un tableau) monnayable, susceptible d’être introduite et de circuler – fragmentée, mais en fragments à son effigie – dans des milieux qui lui sont organiquement étrangers.
Joie enfantine (Mexique)
- Y a-t-il des fantômes ici ? – demandent les enfants
pendant qu’ils regardent dans leurs transes
les esprits du feu qui hurlent et s’agitent dans la
flambée –
Où apparaît La Pleureuse ? – et ils entendent
ululer le vent qui traîne la poussière sur la poussière…
Les enfants – nous le savons – demandent pour
des choses qu’ils savent déjà. Mais ils ne sont pas venus
cette fois dans ces parages pour lutter contre leur
mais pour être en lui tout en étant entre nous…
- Est-ce que les lutins crient ? – demandent-ils encore
Quand, dans leurs baguettes magiques, crépitent les
Et ils rient, peut-être à cause de leur bonheur immodéré
D’être eux aussi des esprits de la forêt…
Francisco Segovia Peuplier blanc, Écrits des Forges
Jean Chatard
Né en 1934. Dans la marine de 1949 à 1956. Travaille ensuite dans les Transports Parisiens. A été rédacteur en chef des revues Le Puits de l'ermite et Soleil des loups; a publié et continue de publier des notes de lecture dans de nombreuses revues.
1974 L'homme debout (Traces, Le Pallet)
1982 Les merveilleux perdants (La Nouvelle Tour de Feu,
1985 Arme blanche (Traces, Le Pallet)
1985 L'ombre d'un déserteur (Le Pavé, Caen)
1993 Le naufrage des certitudes (Eds du Soleil natal, Etréchy)
Passager du temps qui court je marche
dans un bleu qui me concerne et qui me sied
C'est la saison jetée aux chiens et aux orties
Seul l'incendie au bout des doigts sait inquiéter
l'ancolie folle et l'arpent doux
Si l'or parfois manipule l'instant et si la terre
geint d'ouvrir le paysage
ce n'est plus tout à fait de la faute des dieux
Car j'ai tout oublié des prénoms de vos villes
suspendues jusqu'ici à des nuages blancs
(et porteurs des rosées de l'île apprivoisée
qui s'éloigne de nous à petits pas comptés)
Le grand large attendra que le bonheur foudroie
de nouvelles couleurs échappées pour tout dire
d'un arc-en-ciel fané
La main levée déchire l'horizon
et caresse un instant quelque phare oublié
sur le parvis des alizés
J'ai attendu de vos rivages les nuits brisées
les noirs sentiers j'ai parcouru de l'interdit
ses ourlets blonds ses crépuscules et ses bans
Aujourd'hui c'est l'ennui qui ronge l'alentour
qui sculpte mes refrains qui
cloue l'âge au frisson
Jean Chatard
Six lézards (Mexique)
Fabio Morabito Terrains vagues, Écrits des Forges
Une abeille dans l'église
Dans la vaisselle chic, c’est le voisin qu’on mange. On ne cherche pas l’amour mais la gloire. On se prend pour l’orchestre sans jouer d’instrument. À la une des journaux, l’implant mammaire d’une vedette relègue la guerre aux faits divers. On n’entend pas tomber les bombes quand on pleure un caniche. Les fruits perdent leur âme dans les grandes surfaces. On apprend aux moutons à se tondre entre eux. On apprend aux loups à se ronger les crocs. On n’apprend pas la vie mais le prix des objets. On ne voit plus que les cendres du réel sur les écrans du rêve, l’exaspération toxique des faux appétits. Pendant que l’Amérique se prend pour un garde-manger, la planète crève de faim. L’instinct de conservation semble disparaître proportionnellement au développement technologique. La bête en nous ne sera bientôt plus qu’un écrou, la cervelle, un écran.
J’attends que la paperasse perde la face dans la colère des arbres. Chaque être peut aimer beaucoup plus qu’il ne croit, et pour l’autre et pour soi. Un violon mord le silence. Un pendule perd son temps mais garde ses aiguilles. Une abeille dans l’église est la seule à prier. La musique est translucide comme l’eau. Les gouttes de pluie tombent note par note. Un enfant qu’on fait tourner rattrape les étoiles. Ses petites mains potelées les transforment en oiseaux, en nuages de peluche, en cerfs-volants de sucre, en mots de confiture. Ses rires de cristal font tinter la lumière. Un ruisseau fait son lit dans la pierre des jours. Pour réparer le corps, pour repriser le temps, il suffit d'appuyer l’oreille sur un sein, la tête sur le cœur.
De la tige aux pétales, il faut beaucoup de courage aux fleurs pour continuer d’être belles sous le regard des hommes. Du microbe à l’enfant, il faut beaucoup d’espoir pour continuer d’aimer. De l’insecte au pollen, il faut beaucoup d’amour pour continuer de vivre. Au printemps, la moindre flaque d’eau est une église. Dans le jubé de l’herbe, la chorale des insectes entonne un chant de vie. Ouvrant le sexe de la terre, des larves en prière nourrissent les racines. Le groin des pierres ronge la neige pour respirer l’humus. La feuille à l’intérieur de l’arbre s’habille en bourgeon et s’apprête à sortir pomponnée pour l’été. Le ciel vient labourer les mottes bleues de la mer. Il pousse des pensées dans les blancs des poèmes. Je traverse à la voix un ruisseau de papier semé de cailloux d’encre. Je poursuis sans répit le reflet d’un reflet.
(...)
Paroles indiennes
" Je suis une métis. Mon père est d’ascendance Esselen et Chumash (Santa Barbara, Monterey, Santa Ynez, Californie). Ma mère a des ascendances Française et juive .Mon expérience des tribus apparaît avec l’histoire des missions et l’histoire des Indiens de la côte ouest du sud de la Californie, se poursuit avec le ressort et la résistance de ces peuples et leur résurgence viviviante, réjouissante. Je suis née à L’hôpital de UCLA, j’ai grandi jusqu’à l’âge de cinq ans à Los Angeles, puis ma mère a déménagé pour l’état de Washington. Mon père nous y a rejoint huit ans plus tard. Tous les trois avons alors essayé de renouer et d’appliquer les modes de vie tribaux jamais oubliés, jamais perdus. Ma mère a fait des recherches généalogiques, mon père avait de très nombreux et très riches souvenirs de son enfance car la précédente génération avait fait l’expérience physique d’une cohésion tribale intacte. Mon goût prononcé de raconter, d’écrire, a fait le reste car nous avons ainsi pu réunir, recomposer des familles perdues de vue depuis longtemps, et des membres de la tribu Esselen vont ainsi pouvoir obtenir un statut reconnu. Je suis fière d’avoir contribué à cet effort."
Pleurez pour la naissance, pour la façon dont le pouvoir entre
et sort simultanément.
Pleurez pour l’étonnement qui nous est donné
telles des étoiles au dessus d’une route sombre.
Pleurez pour le silence, la silhouette
d’un cerf dans les prairies au petit matin.
Pleurez pour la confiance, telle une fleur jaune
s’épanouissant dans des lits de lave noire.
Pleurez pour la mémoire pareille à des os dans la terre la plus douce
qu’on aurait pas dérangés.
Pleurez pour la compréhension, identique au son
d’eau pure émis par la source.
Pleurez pour les retrouvailles, la façon dont les miracles même
se produisent auprès des survivants.
Pleurez pour le désir, le passage vers le centre
d’une montagne ancienne.
Pleurez pour la plénitude , un rêve à l’intérieur d’un rêve
dont on vous fait don pour le louanger.
Pleurez pour la force, comment elle monte en spirale
telle la fumée qui véhicule des prières.
Pleurez pour la foi, telle une plante sacrée
elle arrive à maturité avec un épais et riche feuillage.
Deborah Miranda
Traduction et commentaire de Béatrice Machet
Mains (Bosnie)
Pendant cinq années entières,
elle a tenu la crosse du fusil :
main du soldat.
Elle a été obligée
de frapper le chien aimé :
main du chasseur.
Toute la vie,
elle a donné des coups :
mains du boxeur.
Toute la vie,
elle a porté le verre aux lèvres :
main de l'ivrogne.
Mais voici pourtant une main heureuse,
celle qui depuis vingt ans te caresse.
Mais voici pourtant une main heureuse !
traduit du bosniaque par Mireille Robin
Lumière (Bretagne)
Ce n’est pas vrai
Que tout amour décline.
Qu’il nous donne au malheur.
Ce n’est pas vrai
Qu’il nous mène au regret.
Quand nous voyons à deux
La rue vers l’avenir.
Ce n’est pas vrai
Que tout amour dérive.
Quand les forces qui montent
Ont besoin de nos forces.
Ce n’est pas vrai
Que tout amour pourrit.
Quand nous mettons à deux
Notre force à l’attaque.
Ce n’est pas vrai
Que tout amour s’effrite.
Quand le plus grand combat
Va donner la victoire.
Ce n’est pas vrai du tout
Ce qu’on dit de l’amour.
Quand la même colère
A pris les deux qui s’aiment.
Quand ils font de leurs jours
Avec les jours de tous
Un amour et sa joie.
Guillevic - Gagner 1949