Surconsommation, appauvrissement

Publié le par la freniere

Conférence donnée par M. Albert Jacquard

Je vous propose ce soir de faire un exercice de lucidité sur le monde des hommes et sur nous-mêmes. Lucidité qui doit s'insérer dans la réalité d'aujourd'hui.

Dans quelle phase sommes-nous de l'Histoire de l'Homme ? Nous en sommes à la fin d'un millénaire mais surtout au début du 21ème siècle. Il faut donc faire un projet. Pour ce faire, il faut se référer au passé.

Le 18ème siècle a été le siècle des philosophes, le 19ème, celui des grands industriels et des banquiers, le 20ème, celui des économistes qui nous ont expliqué comment faire pour être riches.

Il paraît que nous sommes de plus en plus riches mais, simultanément, il nous semble qu'on a de moins en moins d'argent. En effet, on se dit souvent moins riches qu'il y a 20 ans, et on entend qu'il faut faire de plus en plus de coupures. Je ne vois vraiment pas pourquoi il faudrait faire toutes ces coupures.

Je vous propose donc une réflexion sur les paradoxes de notre société. Si le 20ème siècle a été le siècle des banquiers, le 21ème siècle verra la victoire des banquiers.

Qui sont les banquiers ? Ce sont des gens qui ne s'occupent que de ce qui est virtuel. Ils ne s'occupent pas de la réalité. Ils ont inventé un truc extraordinaire. Ce qu'ils vendent, ils le vendent à des gens qui le possèdent déjà. En effet, vous allez chez un banquier, il vous prête 1 000 $ mais vous lui rendrez l'an prochain 1 005 $ ou 1 010 $. Ce qu'il vous vend c'est l'espoir que vous avez que les choses vont s'arranger l'année prochaine. Un banquier vous vend une chose que vous avez déjà : votre espoir dans l'avenir. Résultat : le banquier ne peut que s'enrichir aux dépens de ceux qui ont besoin d'argent. Ce qui est une mécanique un peu catastrophique.

Dans quelle société vivons-nous ? Un homme politique français disait récemment dans Le Monde que nous étions tous passagers d'un Titanic qui allait affronter de nombreux icebergs.

Le premier iceberg sera un iceberg financier. Avec tous les krachs qui se préparent, on ne pourra échapper à un krach généralisé. C'est l'iceberg le moins dangereux.

Le deuxième iceberg est celui de l'armement nucléaire. On n'y pense pas assez. De plus en plus d'États sont en train de s'en doter. Si un de ces États s'en sert, ça pourrait être la fin de l'humanité.

Le troisième iceberg est écologique. Nous traitons la Terre comme l'ont traitée nos ancêtres les bactéries qui ont utilisé l'atmosphère comme poubelles. Nous ne faisons pas beaucoup mieux.

Le quatrième iceberg est social. Il vient de notre acceptation d'inégalités monstrueuses entre les humains. Ces inégalités se sont accrues en raison, entre autre, de l'augmentation de notre effectif. De 250 millions que nous étions de Jésus-Christ jusqu'à l'an 1000, nous passions, avec la victoire extraordinaire qui a permis de mettre un frein à la mort des enfants, à 500 millions à la Renaissance, puis au milliard et demi au début de ce siècle, et présentement à 6 milliards. Un jour pas éloigné, soit dans un peu plus d'un demi-siècle, nous serons vraisemblablement 9 milliards.

Cependant, combien la Terre peut-elle supporter d'hommes comme vous et moi, des occidentaux ? Il faudrait être très optimiste pour penser que la Terre peut supporter plus d'un milliard d'Albert Jacquard. C'est ça la réalité. Étant donné ce que je demande à la Terre en plus de la nourriture, un milliard d'individus comme moi et la Terre peut, à la rigueur, durer assez longtemps mais elle n'en veut pas plus. Or nous sommes 6 milliards.

Si nous continuons, quand il y aura 9 milliards d'individus, il y aura un milliard de privilégiés et 8 milliards d'autres. Et même nous, les privilégiés, nous prétendons consommer de plus en plus. On nous raconte qu'il faut augmenter la consommation pour faire marcher l'économie. Un premier ministre français nous a même dit : " Même si vous n'en avez pas besoin, changez de voiture, changez de machine à laver, ça va relancer l'économie " !

Mais combien de temps ça va durer cette consommation excessive ? C'est un aveuglement monstrueux. Cette solution aboutira à un monde invivable. Est-ce que les 8 milliards d'autres qui n'auront pratiquement rien vont accepter ça longtemps ? Certainement pas. D'autant plus qu'ils le savent. Ils ont la télévision. Ils voient que les Européens consomment, jouent, s'amusent, organisent des courses avec des voitures qui ont coûté des sommes astronomiques. Imaginez la mentalité d'un paysan marocain qui peine tous les jours pour arriver à survivre et qui voit que, à 2 heures de chez lui, on dépense des sommes pareilles pour s'amuser. Il se dit qu'ils sont fous mais en même temps, il a bien envie d'y aller parce qu'au moins il sera moins pauvre qu'ici.

L'iceberg le plus dangereux est celui de l'inégalité entre les hommes et il faut lutter contre. Or, actuellement, on a l'impression que sur ce Titanic que nous habitons notre principale occupation est de se battre les uns les autres pour avoir de meilleures cabines. Nous les privilégiés qui habitons le pont supérieur, on se bat entre nous (on appelle ça la compétition) pour avoir la cabine la meilleure. Et puis, dans les soutes, il y a les malheureux qui, quand même, un de ces jours, vont sortir du fond du bateau et vont probablement nous passer par-dessus bord. Mais ils n'auront même pas besoin, on aura rencontré d'autres icebergs avant.

Alors, comment faire pour réagir ? Il faut se donner un projet pour ce siècle et se donner une théorie pour le justifier. On pourrait le faire au nom d'une idéologie politique mais je vous propose plutôt de le faire au nom de la lucidité. Lucidité sur quoi ? Sur les contraintes qui s'imposent mais d'abord, lucidité sur ce que nous sommes.

La science donne une explication émerveillante de l'Homme. Je suis une poussière d'étoile, comme dit Hubert Reeves, mais, en tant que poussière qu'est-ce qui me permet de fonder ma dignité ? C'est mon Histoire qui commence avec le Big Bang et qui se poursuit par la création continuelle d'éléments de plus en plus riches et performants. Au niveau cosmique, le Temps est créateur. Les bonds en avant s'expliquent parfois par des ratés qui imposent des adaptations et deviennent une chance. La grosseur du cerveau humain, handicap dans l'état animal, nous a servi à développer notre regard sur le monde, notre lucidité. Ce handicap nous a rendu capables de transformer le monde et nous-mêmes.

Nous avons fait beaucoup plus décisif. Ce qui est plus décisif que le regard scientifique, c'est la capacité à écouter les autres et à s'expliquer avec eux, c'est-à-dire à établir la communication.

Ce qui fait la richesse d'un ensemble, ce n'est pas seulement le nombre et la variété des éléments, c'est la qualité des échanges entre ces éléments. Quand il y a interaction, les éléments réussissent à faire apparaître quelque chose qui n'était ni dans l'un ni dans l'autre et qui apparaît parce qu'ils sont ensemble.

Pour les Chrétiens, c'est la fameuse phrase : " Lorsque vous serez réunis, je serai parmi vous " . C'est aussi une phrase de scientifique : lorsque vous êtes en état d'intercommunication, un plus apparaît et ce plus ne peut apparaître que s'il y a capacité à communiquer. Grâce à l'invention du langage, sous toutes ses formes, nous avons inventé un ensemble plus riche que chacun d'entre nous.

Le " surhomme ", c'est l'ensemble de nous tous. Les hommes sont capables ensemble de la métamorphose d'un individu en une personne capable de conscience. Si je dis "je", si je suis conscient, c'est que j'appartiens à un groupe humain qui a été capable de s'adresser à moi.

Voilà le point de départ de ce projet du 21ème siècle. C'est la lucidité qui me permet de m'émerveiller devant moi parce que je suis la seule poussière d'étoile capable de se savoir être et ne pas se contenter d'être. Et cette capacité m'est venue de la rencontre des autres.

Mon projet, c'est que je sois capable de rencontrer, que les autres soient capables de me rencontrer, que je m'enrichisse de tous. Est-ce possible ? Essayons de faire une société où les hommes puissent se rencontrer. Pour cela il faut faire l'inventaire de la société des hommes pour voir s'il n'y a pas quelques petites choses à changer ?

Toute ma richesse vient de l'autre. Pour cela il faut que je puisse le regarder dans les yeux comme une source. Il faut donc que je pourchasse tout ce qui, dans la société d'aujourd'hui, m'empêche de voir en l'autre une source. Par exemple la compétition, qui est l'ennemi numéro puisque dans la compétition vous devenez un adversaire et non une source. Commencez à montrer aux enfants à n'être jamais compétitifs. Apprenez à vous situer par rapport aux autres mais pour passer devant vous-mêmes. Les enseignants doivent lutter contre la compétition.

Et l'éducation dure toute la vie. Il y a de quoi occuper tout un État. Un État qui aurait comme but d'éduquer tout le monde. Du coup, il n'y a plus de chômage puisqu'on va tous à l'école. Les uns comme enseignants, d'autres comme enseignés qui s'échangent ces rôles. Bien sûr, il faudra produire du blé, peut-être des voitures, mais on a de moins en moins besoin de travail pour produire. Tout se fait par des robots. Il n'y aura plus de chômage puisqu'il n'y aura plus de travail. Qu'est-ce qu'on fera ? On apprendra à échanger. Pourquoi pas ? Pourquoi ce serait tellement utopique ?

Et puis ces hommes doivent vivre sur cette planète donc il faut leur apprendre à consommer le moins possible. Bien sûr c'est agréable de consommer mais au bout d'un moment on devient gavé. Il faut consommer des choses qui ne gavent pas. C'est la compréhension, la conscience, l'amitié, la science... qui n'aura jamais fini d'expliquer le monde, on le sait maintenant. Nous voilà avec une société qui sera essentiellement école, où on consommera de moins en moins ce qui suppose de partager les ressources de la Terre.

Il va falloir quitter une vision hiérarchique des hommes établie sur une échelle de valeurs fondée sur la vision de l'ère économiste. Cette façon d'établir la valeur en terme de " combien cela vaut " a été jusqu'à donner une " valeur " à l'humain. Dans la société nord-américaine le mot dollar est présent partout. Tout ramener à cette vision unidimensionnelle d'évaluation trahit la réalité.

Que vaut une vie humaine ? Les économistes ont réussi à tracer une courbe de valeur de la vie humaine en fonction de l'âge (productif ou non). L'économisme ne peut valoriser que ce qui est marchandable. Et c'est l'erreur que commettent nos pays en nous imposant de façon brutale la fameuse Loi du marché. Cette loi concerne les marchandises pour lesquelles on peut marchander, ce qui amènerait des prix et un équilibre qui seraient les meilleurs pour tous. Je veux bien que ce petit jeu s'applique à condition que le marchandage soit faisable et accepté.

Or, le nombre de gens qui produisent des biens non-marchandables (éducation, santé...) s'est accru considérablement. Comment appliquer là la Loi du marché ? Il faut se mettre à quantifier la valeur des soins en échange de l'enseignement et vice versa. Si on refuse ce calcul, il faut admettre que ce travail n'a pas de " valeur ". Ça a un " coût " mais pas de " valeur ".

Voilà un programme politique qui dirait aux États : bien sûr ça coûte cher de payer des institutrices et ce qu'elles produisent n'a pas de valeur, mais il faut les payer quand même. Comment faire ? Pomper de la richesse dans le domaine marchandable pour la donner au domaine non-marchandable et cela s'appelle prélever des impôts. Et plus le domaine non-marchandable, qui est en fait le domaine de la dignité, va se développer, plus les impôts vont augmenter.

Par conséquent, j'attends l'homme politique qui, pour se faire élire, promettra d'augmenter les impôts. C'est lui qui aurait raison. Vous voyez à quel point les réflexes de notre société sont à l'opposé de mon projet pour le 21ème siècle.

Pour le 21ème siècle, le système éducatif doit se développer car le besoin est sans fin. Le système sanitaire doit se développer car, plus on combat la maladie, plus on tombe sur de nouvelles maladies. J'espère que progressivement le domaine marchandable va disparaître et qu'il n'y aura plus que du non-marchandable. On ne parlera plus même de la valeur. On ne sera plus tenté de donner de la valeur à la vie humaine qui n'en a pas. Elle est bien au-dessus de ça.

Comment transformer notre façon de vivre qui est exactement à l'opposé ? Et bien en réagissant à chaque fois. En disant : il y a des domaines où je n'accepte plus la Loi du marché.
Progressivement les moeurs changent. Nous l'avons fait, un tout petit nombre, en France à propos du logement. Un logement décent fait partie des biens nécessaires. Par conséquent, ça ne peut pas se marchander. Donc il faut lutter contre les lois du marché et l'appropriation abusive. À une trentaine, on a squatté des logements. C'était illégal. Ça nous faisait un peut de peine d'être dans l'illégalité mais pas trop, et puis surtout c'était légitime. On s'est fait entendre de la population et les juges ont dû réviser leur position. Maintenant, on nous dit : vous devez partir mais nous allons faire venir le propriétaire (qui était la Ville de Paris) et lui dire qu'il a violé le droit au logement protégé par la justice à l'égal du droit de propriété. Donc le propriétaire doit vous reloger.

Celui qui a le pouvoir c'est celui qui a le pouvoir de se faire entendre. On doit l'utiliser. Si on veut que le 21ème siècle soit respectueux des hommes, il faut d'urgence que tous ceux qui peuvent s'exprimer et réfléchir disent que tout mépris envers un homme est monstrueux. Tous doivent être respectés.

Il faut faire comprendre aux enfants que ce siècle ne sera digne de nous que s'ils peuvent dire merci à tous, même à ceux qui ont des difficultés.

Comme ce serait beau une société où on puisse dire merci à tous.

Merci.
Albert Jacquard
 
 

Publié dans Glanures

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