Philippe Delaveau

Publié le par la freniere

La poésie de Philippe Delaveau se donne volontiers pour image celle d’une «eau qui gicle au rire des fontaines». Ses poèmes portent toujours la marque d’un contact avec la merveille d’un monde à l’état natif, un monde où même le froid est positif, puisqu’il «précise et construit». Poésie de croyant, de catholique toujours prêt à rappeler que pour lui «Dieu libère», cette poésie n’apparaît cependant jamais comme une facilité de sacristie: la célébration ne saurait s’installer qu’une fois accompli le dur travail de discrimination par les mots et les rythmes, travail de la main qui «trace et rature». C’est alors que peut s’ouvrir pour tous, athées ou croyants, le sentiment d’une présence absolue du monde, de «la Grande Ourse en feu» jusqu’à «l’assiette du fromage au lit de vigne».

 
  • Infinis brefs avec leurs ombres Gallimard - Blanche - Poésie
  • Cent sous pour la Reine Mab La Différence - Clepsydre
  • Petites gloires ordinaires Gallimard - Blanche - Poésie
  • Premieres leçons sur Ethiopiques de Leopold Sedar Senghor - Puf - Major - Para universitaire
  • Labeur du Temps Gallimard - Blanche - Poésie
  • Le Veilleur Amoureux Gallimard - Blanche - Poésie
  • Labeur du Temps Gallimard - Beaux Papiers
  • Ecrire la Peinture Éditions Universitaires - Histoire
  • Le Veilleur Amoureux Gallimard - Beaux Papiers
  • Eucharis Gallimard - Blanche - Poésie
 
 
Le cri

Il y a ceux qui crient ceux qui appellent
sans remuer les lèvres terrassés et debout
marchant terrassés et debout sur le trottoir illimité des villes
ceux qui crient au secours ceux dont la bouche s'est creusée
d'un trou sans fond d'où sort le cri
le cri éraillé le cri avec des fils de bave entre les lèvres
ceux qui vivent dans le tombeau vivant du cri
le cri et qui entend le cri


Les rues vomissent les autos les bruits et les images
sans comprendre
surtout sans ce désir jamais de comprendre
les portes se referment sur la fraîcheur des appartements
autour du plat que l'on partage à table dans le mutisme
et sur l'écran les satisfaits gesticulent privés du son de leur parole
avant d'assouvir le torrent de sottises dans le bruit de paroles
parler désormais dans ce monde
c'est imposer plus de bruit sans entendre sans écouter
seul avec l'horreur de soi et l'horreur dans la nuit

Pourtant on berce au fond de soi un oiseau de silence
on berce au fond de soi un chant sans syllabes
une lumière comme une lampe sans flamme une langue sans mots
un regard qui désire d'autres regards
on sait son visage inaccompli sans la présence d'autres visages
on sait on sait cela que l'on oublie : on le découvre
est-ce l'espoir alors quand on se dresse dans le vent et la fougue
l'espoir quand on entend au fond de soi germer les mots d'une parole
parole vraie confuse petite lumière
quand la main trouve sa voie vers d'autres mains devant
quand les yeux construisent dans le silence une beauté de regards


Poème publié dans l'anthologie Une salve d'avenir. L'espoir, anthologie poétique, parue chez Gallimard en Mars 2004

 
Merveille

Merveille que cela soit :
l'enchantement du verre
qui traduit et médite les gestes égarés
une auto qui passe, un nuage en sourdine.

Les restes de la pluie sur le dos des feuilles,
l'odeur forte harnachée aux sangles du vent,
l'étroite faille d'où tombe la lumière.

L'histoire dont on fait des récits en semble moins triste,
comme les songes du voyageur arrêté
- et ce qu'un poète toujours tente de dire.


Enchantements ténus

Petite joie obscure
sur le reflet du pot.
Goutte qui perle au flanc du vase
bulle d'eau contenant le bocage et la truite.

Toutes les eaux visitent la terre
et la mémoire se souvient.

Mystères petitement
logés dans les choses infimes
où luit fugacement
le vaste bruit du monde.


Nature morte aux pichets

Les pots les jattes les cruches de grès,

commères

les bras sur les hanches,
devant le fond noir
et la table en dessous.

Les choses
tournent vers nous leur regard calme
sans yeux pour voir, sans mots
pour condamner, sans reproches
pour étourdir.

Et nous glissons, mortels,
devant les pichets fragiles
les pots de terre et la table que vrillent

oubliant la mort
et sans un bruit,
studieusement, les vers.


Nature morte au brochet

Il reste des temps de légende
l'antique hégémonie d'un brochet
toute claire et nouée d'îles rouges
vibrant d'argent sur le plat de citrons.

À terre le chat traverse
à pas de loup l'office et la cuisine.

La pièce où casseroles,
dinanderies, mitonnent le couchant,
cuivrant de rayons roux le carrelage.

Et l'on entend dans le verre,
le chant flûté du vin
rougi de plusieurs lunes dans les caves,
sous la férule des légumes.

Dieu passe parmi l'ombre et les plats,
les navets blancs, les pommes rondes.


Hommage à Cotàn

Le plus sublime sur fond noir
dans l'ouverture pratiquée
sur l'obscur et sans profondeur :

la poire

suspendue, la laitue retenue par la ficelle.

Une pastèque ouverte

Un quartier de melon

Une aubergine

Tout objet se réduit à l'énigme
entre l'abscisse
et les coordonnées du bord.
Les fruits empoignent
la musique palpée par les mains qui les rangent.
Silence - et sur le noir instrument de la méditation
l'ombre - sa part d'énigme.


Nature morte au melon

Dans les flancs du melon
ouvert et ruisselant :
un lignage infini de pépins
par lunes accomplies
étoiles ordinaires.

Et le sang des cerises
les flûtes si légères
où le vin s'assoupit
Au-dessus un miroir
piqueté par les âges.

Dans la famine du désir,
ces moissons constellées
or de leurs graines
noyées au jus
palais de splendeurs
chues sous le poignard.


Nature morte aux carottes

Les carottes
comme

les doigts de la main

ployant sous l'effet
de la pensée - parfois
de la torpeur Le céleris, flammes
rampant le long de la fenêtre
vers la hauteur.

Quel savoir embrase, légumes
cette clarté qui parfois nous visite
d'une fraternité secrète.

Victoire
sur la mort mort ou sur
le romanesque des possibles.


Nature morte au vin cuit

La servante vieille creusant
de sa présence la patine
des carrelages résolus.
Dans la cuisine au loin s'effacent
les vestiges des épluchures,
le bruit de l'eau dont on martèle
les splendeurs visitées des bassines
la cruche remuée, les verres d'un
plateau
près des biscuits enroulés d'or
sur leur flûte cousue, parcheminée.

Le flacon de vin cuit - robe lourde,
qu'une main familière a rangé
après deux siècles dans l'alcôve
avec épices, confitures.

Entre sel et poivre au dehors
le jour hésite sur les toits.


Nature morte au gibier

Pendu au clou par les pattes,
fauve
de duvet blanc,

le lièvre

encore ausculte de l'oreille
la brune fraîche où l'odeur luit
des bois lointains aux fruits amers.

Et les couteaux à découper
la ciboulette et l'ail
l'astre gris d'un étain.

Les truites du silence
explorent la pluie
familière des toits
plombés par le soleil absent.

Vie toute proche traversant
le pelage, respiration
Dans le souffle du monde.

In Enchantements Ténus, Éditions PHI

 

Philippe Delaveau

 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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