Pierre Bettencourt

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« Ma femme trouve que dans les vases, il n'y a que les bras qui font bien. Quand elle déclare la chose à nos invités, les bras leur en tombent. Elle se précipite, les ramasse, et se met à faire des bouquets. C'est joli toutes ces mains en l'air dont les doigts veulent attraper quelque chose. Et peints de roses différents, les ongles de femme ont l'air de pétales. Là-dessus on passe à table. »

 

Écrivain et plasticien de renom, il naquit en 1917 en Seine-Maritime, à Saint-Maurice-d'Ételan. Après des études secondaires au Havre et en Savoie, il suivit au Collège de France le cours de poétique de Paul Valéry. C'est à partir de 1941 qu'il se consacra à la typographie, publiant à Saint-Maurice-d'Etelan, sur sa propre presse à bras, ses premiers livres aux colophons souvent singuliers, poétiques ou sarcastiques, mais aussi des textes inédits d'Henri Michaux (Tu vas être père), d'Antonin Artaud (Le Théâtre de Séraphin), de son ami Jean Dubuffet (plukifekler ...), de Francis Ponge (Le Galet), etc. En 1953, après un séjour à Chaillol avec Dubuffet, il composa ses premiers hauts-reliefs où interviennent, sur des fonds peints, des matériaux non conventionnels (fragments d'ardoise, grains de café, coquilles d'œuf...) qui donnent aux figures leur texture singulière et leur épaisseur inquiétante. Essentiellement érotiques, ces hauts-reliefs ressortissent du domaine de l'art brut. Ils expriment le caractère mystérieux et sacré de la vie en même temps qu'ils dévoilent avec une innocente crudité les fantasmes de l'artiste. Pierre Bettencourt vivait à Stigny, dans l'Yonne, depuis 1963.

Il est décédé le 13 avril 2006.
 

Biblio sélective

Les Plaisirs du roi (Lettres vives, 1996)
Le Piège (Le Passeur, 1994)
La Vie est sans pitié (Lettres vives, 1994)
Fables fraîches pour lire à jeun,
(Lettres vives, 1993)
L'Homme-cristal (Lettres vives, 1993)
Le Roi des méduses
(Ulysse-Fin de siècle, 1991)
Voyage sur la planète innommée (Imprimerie nationale, 1990)
La Terre de feu (Lettres vives, 1990)
L'Intouchable (Lettres vives, 1990)
Les Plus Belles Phrases de la langue française (Galerie Beaubourg, 1990)
Reliquaires du silence, Mag
(Le Nyctalope, 1990)
Le Bal des Ardents (Lettres vives, 1989)
Écrit dans le vide (Lettres vives, 1989)
L'Abîme caché ou le Pèlerinage à Jérusalem (Belfond, 1988)
Dado, Buffon naturalise
(La Différence, 1988)
Notes de voyage au pays des hommes-bousiers (Deleatur, 1986)
Le Roi des méduses (Deleatur, 1984)
Séjour chez les Cortinaires
(Lettres vives, 1984)
Les Nonnes grises (Brandes, 1983)
Les Hauts-reliefs de Pierre Bettencourt (Hachette, 1971)

 
Pieds à pieds

Ma femme et moi, nous avons une façon de coucher ensemble qui pourra paraître un peu bizarre : ni face à face, ni dos à dos, mais plante des pieds contre plante des pieds. Toute notre sensibilité s'est réfugiée là, et nous passons des heures à nous chatouiller ainsi avant de dormir.
Mais que dans un rêve, l'un de nous replie sa jambe et perde contact, l'autre se réveille : il y a quelque chose qui ne passe plus.
Nous n'avons pas d'enfants, nous ne savons pas exactement comment il faut s'y prendre pour en faire, et nous n'avons jamais osé demander. Nous sommes heureux ainsi, dans nos lits bout à bout. Chacun est le sol de l'autre, l'hémisphère du Tout entier.

 
La semeuse

À quatre-vingt-cinq ans, ne doit-on pas, mauvais cavalier que je suis, savoir gré à la vie de ne pas vous avoir depuis longtemps jeté bas de sa monture, voir encore une fois le jour se lever, respirer, se nourrir des dons infinis qu’elle vous apporte : compagnons fidèles dans les heures difficiles, opportunités de toute sorte qu’elle jette comme à la poignée sur votre chemin. Elle, la semeuse, aux visages innombrables, dont quelques-uns sont là venus du plus lointain des âges, pour vous aider à faire encore un pas sur cette terre ensorcelée de délices et de malices où se sauver n’est qu’un leurre, quand l’immobilité lentement vous gagne et risque de vous jeter à tout moment dans les précipices qui vous entourent.

Qui vous aidera à choisir la bonne route, l’ami sûr qui ramassera le voyageur tombé dans le fossé… Le chargera sur son âne et le portera à l’auberge la plus proche pour qu’on prenne soin de lui, comme le fit le bon samaritain, quand deux lévites perdus dans leurs pensées étaient passé sur le même chemin sans le voir, parabole venue du plus lointain des âges et qui, après deux mille ans, garde toujours son actualité.

Ainsi saufs pourrons-nous bientôt reprendre notre place dans la vie, bénir le sauveur et bénéficier encore une fois du jour. Existence infinie où le propos d’un enfant qui commence à se servir du langage nous réjouit souvent plus que les digressions savantes d’un adulte rompu déjà à la mauvaise assurance qu’apporte souvent l’âge quand son porteur, distrait par mille possibilités, a pris la première venue sans s’approcher d’un pas de la lucidité de la vérité, sûr de sa vérité comme s’il ne dépendait pas d’elle, mais elle de lui.

Or c’est elle pourtant qui l’emporte et nous porte avec allégresse jusqu’au bout du chemin où échappant au mensonge, à l’attrait souvent trompeur de l’offre flatteuse, nous amène finalement pas à pas comme un guide jusqu’à ce saut dans la lumière incomparable qui reste (il y a beaucoup d’appelés) le Soleil de quelques élus.

 
Les sources d'encre

La France est le seul pays à posséder des sources d'encre. Elle en exporte à l'étranger.
- On ne sait jamais, dit mon père. Faisons percer un puits dans le jardin. Si par bonheur nous touchons la nappe, notre fortune est assurée.
On enfonça tubes après tubes, à l'aide d'un marteau-foreur : dix mètres, vingt-cinq mètres, cinquante, toujours rien. Là-dessus mon père mourut, les biens furent dispersés, j'étais le cadet, et seul me revint l'emplacement du puits. C'était ma dernière chance.
Faute de moyens, je poursuivis moi-même les travaux, cinquante mètres, soixante, cent vingt-cinq : la vie passait. Quand, un beau soir de juin, un jet chaud m'aspergea le visage : c'était sans couleur, c'était comme de l'eau. Je n'en croyais pas mes yeux, m'être donné tant de mal pour ça, non ! j'en pleurais. Je vendis ma part au premier venu et j'entrai dans un couvent.
La semaine d'après, dans tous les journaux du pays, on annonçait en grandes manchettes la découverte d'une nouvelle source d'encre sympathique. Il y en avait quatre en France et j'étais le seul à ne pas le savoir.

in Fables fraîches pour lire à jeun, Editions Lettres Vives, 1986

Pierre Bettencourt
 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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