La clef des champs

Publié le par la freniere

En hommage à Monsieur Hulot
 
 (À chaque nouvelle odeur, il prend la clef des champs, la poudre d’escampette, la folle épouvante, une allée pour la lune, un aller simple pour l’asile)

 

  Au rayon des poissons, dans l’odeur de la mer, il quitte le plancher des vaches pour celui des murènes avec des algues à la traîne, des huitres à la douzaine, un drapeau de misaine. La voix des haut-parleurs est une corne de brume. Le caddie se transforme en bateau. Les vagues roulent, roulent et roulent. L’odeur du sel plein les narines, il tangue sur le sol. Un souffle au cœur gonfle les voiles. Quand la mer s’ababouine, il dérive comme il peut. Il en profite pour calfater son cœur qui prend l’eau. Il fait la chasse aux rats dans la cale des images. 

 

  Juste à côté d’un bac à sable, le caddie se met à blatérer. Il n’y a plus de mirages dans le désert mais des Mirages dans le ciel, des champs de mines, des moulins à vent, des derricks à pétrole, des carcasses de tanks. Ce client change de pays à chaque nouvelle odeur. C’est terrible. Tous les vendeurs en perdent leurs cheveux. Quand il touche une table, il y pousse des racines jusqu’au sol, des feuilles jusqu’au toit. On entend des oiseaux dans les haut-parleurs. Tout ce qu’il touche devient gratuit. La cafetière joue aux cartes avec un vaisselier. Tous les écrous enfilent les boulons. Les marteaux caressent les ciseaux. Les fourchettes dansent comme les petits pains dans la Ruée vers l’Or.

 

  Cet étrange client émoustille les fleurs. Elles se déshabillent quand elles le voient passer, les pétales grands ouverts. Tous les pots font craquer leurs vertèbres. Un peu plus de lumière s’allume dans les plantes. Toutes les aiguilles s’affolent sur le cadran des montres. Les moteurs électriques jouent du Bach à l’envers. Les fers à repasser laissent des vagues de laine. Les bouches d’aération sont remplies d’écureuils. Ils ont caché tant d’arachides qu’ils ne les trouvent plus. Quand il a remplacé les chiffres par des fleurs, les caissières ont failli s’étouffer de rire. On entend les violons dans les crosses de fougère, l’oasis chanter dans les cœurs de palmier, les piments faire la gueule dans les olives farcies.

 

  Dans ce lieu sans colonne, sans pelure, sans goût, un petit vent d'espoir court-circuite la musak. Son souffle a ranimé le petit bois des mots. L'humour fait du plat, sa trompette à la bouche. Les idées font trempette dans la marée des songes. La machine verbale hoquète sans répit. Les cordes vocales s’accordent aux battements du cœur. Il n'y a plus d'heure. Les secondes tombent comme la pluie. Les escaliers roulants se transforment en cascades. Les allées sont le Styx, l'Adriatique, le Danube. Toutes les barrières sautent. Le cheval de manège enlève ses œillères. Des chats dérivent entre les jambes des clients.

 

  Clop, clop, clop ! Les nains de jardin se tiennent par la main et dansent la farandole. Toutes les bêtes de l'animalerie s'échappent de leur cage et rejoignent la fanfare des lapins à batterie. Les vrais caniches font la cour aux caniches de peluche. Les poupées pleurent au milieu des oiseaux. Les oursons jouent à la marelle. Les Petit Poucet lancent des bonbons aux enfants perdus, des billes multicolores, des galets d'aquarium et même des boites de Maïzena dans la purée des choses. Le gérant lance un regard de dégoût et les caissières lui jettent un mauvais œil.

 

  La lumière se déhanche comme une chatte agile. C'est la pagaille au rayon des outils. Les marteaux font la tête. Les ciseaux font la fête. Les pinceaux changent de poil. Les pinces-monseigneurs se prennent pour le pape. Il pleut des clous, des vis, des écrous. Les sportifs jouent aux quilles au milieu des allées. Ils lancent des boulons sous les pieds des vigiles. Colosses aux pieds d'argile, ces derniers tombent l'un sur l'autre. Tous les pauvres en profitent pour faire leur marché. Les vieillards boivent à l'œil la fontaine de jouvence. Les doigts sur les claviers jouent Ragtime de Tatum. On se croirait vraiment dans un film de Tati, Playtime ou bien Trafic. On voit Monsieur Hulot renverser les conserves avec son bout de canne, un poisson dans le dos et le chapeau de travers.


extrait de Carrefour

www.tativille.com/

Publié dans Prose

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