Michel van Schendel
Né à Asnières en France en 1929, Michel van Schendel a émigré au Québec en 1952. Tour à tour rédacteur à la Société Radio-Canada, journaliste au Devoir et au Nouveau Journal, traducteur pour la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (commission Laurendeau-Dunton), secrétaire de la Commission provinciale d'enquête sur l'urbanisme (commission La Haye), Michel van Schendel a participé activement à la vie intellectuelle de son pays d'adoption ; il a collaboré, entre autres, aux revues Liberté, Cité libre et Parti pris, et il a dirigé de 1968 à 1971 la revue Socialisme. Il a aussi mené une importante carrière universitaire. Professeur de littérature française et québécoise, il a été l'un des fondateurs de l'Université du Québec à Montréal, où il a enseigné pendant trente ans au département d'études littéraires et milité au syndicat des professeurs jusqu'à sa retraite en 1999.
Michel van Schendel a obtenu en 2003 le prestigieux prix Athanase-David du Québec pour l'ensemble de son œuvre littéraire. Parmi ses recueils de poésie, citons Autres, autrement (1983), Extrême livre des voyages (1987), Bitumes (1998), Quand demeure (2002), Choses nues passage (2004) et Mille pas dans le jardin font aussi le tour du monde (2005). La rétrospective De l'œil et de l'écoute, qui regroupe ses poèmes parus de 1956 à 1976, lui a valu en 1980 le Prix du gouverneur général du Canada. Pour Michel van Schendel, le travail du théoricien était intimement lié à celui du poète et le versant critique de son œuvre révèle une densité et une puissance d'évocation remarquables. Parmi ses essais littéraires, mentionnons notamment ses Rebonds critiques. Michel van Schendel a aussi publié des textes plus difficiles à classer, entre l'essai et la fiction, comme Jousse ou la traversée des Amériques, en 1996, et L'œil allumé, contes de la colère triste, en 2004, ainsi que le premier tome de mémoires dont il assume l'inévitable part d'autofiction, Un temps éventuel, histoire d'un homme et de plusieurs, en 2002. Il laisse plusieurs manuscrits achevés qui paraîtront à l'Hexagone, là où Gaston Miron l'avait accueilli en 1958 en publiant son recueil Poèmes de l'Amérique étrangère.
Michel van Schendel n’a jamais écrit d’essais, mais des rebonds, qu’il qualifiait de critiques, des sauts et des sursauts plus ou moins risqués, selon une méthode, un methodos, un chemin, jonché d’ornières et de cahots provoquant d’innombrables rebondissements. M. v. S. aura donc écrit des œuvres de pensée non seulement pour « penser », dans le libre exercice du jugement et de la connaissance, envisagés du point de vue de leur totale gratuité, mais pour bondir et rebondir, au sens étymologique du terme, du latin populaire bombire qui veut dire « résonner » : il partage avec chacun ce qui le fait bondir, littéralement, l’étonne ou bien l’indigne, le met hors de lui dans une colère ou un enthousiasme irrésistibles, ce qui résonne en lui comme l’effet d’une bombe, justement, et le fait du même coup rebondir ou reprendre vie dans un nouvel élan.
« Prendre un nouveau développement après un arrêt, une pause », voilà l’un des sens du verbe rebondir selon Le Robert : la pensée, chez M. v. S., est ce développement nouveau, comme un élan ou comme un saut, après la pause provoquée par ce qui nous arrête. Un obstacle est devant nous, un mur, un précipice, un gouffre, qui nécessite un temps d’arrêt, où la pensée se recroqueville, non pas pour se replier, se retrancher en elle, dans son abri, mais pour mieux bondir et rebondir, se tassant et se blottissant, se rétractant et se ramassant pour sauter plus haut, plus loin, selon une traction incompressible, qui la déploie dans toute son extension, dans toute sa force et sa puissance. Voilà le motus, le motif ou la motivation de cette pensée : ce qui la met en branle, c’est ce qui l’ébranle, se met sur son chemin comme un obstacle qui l’arrête, d’abord, la met à l’affût ou aux aguets, la contracte dans tous ses nerfs et tous ses tendons — car la pensée est un muscle chez M. v. S. comme chez Artaud —, puis la lance comme une bombe de sens neufs et d’idées fortes dans un tel bond ou un tel rebond qu’elle dépasse ou fait sauter l’obstacle sur lequel elle avait initialement buté.
L’esprit « critique », chez lui, on pourrait dire l’esprit « crisique », en fait, ce n’est pas tant le jugement à froid, dans la distance et le désengagement incarné par une certaine pratique des sciences, que le bondissement et le rebondissement de la pensée sur le chemin qu’elle emprunte ou fraye, où elle perd pied le plus souvent, se cogne et se frappe à toutes sortes d’embûches, sur ce terrain miné de notre histoire et de notre monde, de nos discours aussi bien, où l’on s’engage à fond, sans possibilité de retour, de repli ou de retrait sinon pour rebondir ou mieux sauter dans un élan qui nous mène au-delà, dans un franchissement de la crise qui nous fait tressauter ou tressaillir, certes, mais nous donne en même temps un nouvel impetus, une nouvelle énergie, la force de rebondir devant toute situation critique.
L’autre chose qu’on apprend vite en lisant ou en écoutant Michel van Schendel, c’est la double exigence d’une participation de la pensée à la chose publique, à la vie commune, populaire, politique, à laquelle nous enjoint notre existence de sujets historiques, redevables face au temps et face aux autres, et d’une inscription de cette même pensée dans une langue qui a sa densité propre, une langue commune, certes, mais singulière dans son ton, son style, son rythme, une langue proprement poïétique, créative, productive, effective. C’est dans l’étroite conjonction de cette double exigence, politique et poétique, que la pensée de M. v. S. s’est dessinée depuis les débuts, traçant la voie qui pourrait mener à une réarticulation à la fois sociale et discursive de l’individuel et du collectif, de l’originalité irréductible de la voix de chacun et de la solidarité indéfectible des voix de tous et de toutes. La parole critique est chorale, orchestrale : elle fait entendre l’extrême diversité des tessitures de la pensée, selon une partition où les arguments se déploient en contrepoints, dans une orchestration colorée d’idées et de propositions dont le contenu et la portée sont inséparables des enjeux politiques qu’ils soulèvent comme du jeu poétique qui les porte et qui les emporte. C’est la leçon que l’on retient : toute pensée est incarnée, dans un monde, essentiellement politique, et dans une langue, essentiellement poétique.
C’est la raison pour laquelle la pensée de Michel van Schendel confine tantôt au pamphlet, à la diatribe, à la satire ou au libelle, où se manifeste sa « colère triste » sinon enjouée, tantôt au poème, au conte, à la fable, voire à l’autofiction, où s’exprime ce qu’il appelle son « temps éventuel », celui où tout pourrait être autrement, même si cela a déjà été. L’œil allumé. Contes de la colère triste a paru à juste titre dans une collection d’essais, que j’ai le plaisir d’animer, même s’il s’agit, pour les deux tiers du livre, d’une suite de récits, et Un temps éventuel. Histoire d’un homme et de plusieurs a reçu le prix Spirale de l’essai de même que le Prix de l’essai de l’Académie des lettres du Québec, même s’il s’agit d’une sorte d’autobiographie intellectuelle plus ou moins fictionnalisée. C’est que la pensée critique de M. v. S., qu’elle prenne un tour polémique, comme dans le premier livre, ou un tour plus introspectif, comme dans le second, prend chair non seulement dans l’Histoire comme telle, où s’incarne chacune de nos idées, avec son poids de réalité, sa charge signifiante, ses effets de sens, mais aussi dans des histoires au sens propre, celles d’un homme et de plusieurs, des récits de vie qui sont aussi des récits de mots, de phrases, de rythmes et de figures où l’on entend une voix unique et devine un vrai visage, avec le regard singulier qu’il jette sur chaque chose.
(...)
Pierre Ouellet
Bibliographie:
Poèmes de l’Amérique étrangère, L’Hexagone (1958)
La poésie et nous, L’Hexagone (1958)
Ducharme l’admirable, L’Hexagone (1967)
De l’œil et de l’écoute, L’Hexagone (1991)
Extrême livre des voyages, L’Hexagone (1991)
Autres autrement, L’Hexagone (1991)
L’Impression du souci, L’Hexagone (1993)
Rebonds critiques 1 L’Hexagone (1993)
Rebonds critiques 2 L’Hexagone (1993)
Jousse ou la traversée américaine, L’Hexagone (1996)
Bitumes, L’Hexagone (1998)
Quand demeure, L’Hexagone (2002)
Temps éventuel, L’Hexagone (2002)
Choses nues passages, L’Hexagone (2004)
L’œil allumé, L’Hexagone (2004)
Mille pas dans le jardin font aussi le tour du monde (2005)
Oiseau, Vieux-Port et charpentier, L’Hexagone(2006)
Épars et le continu – Rebonds critiques 3 L’Hexagone (2006)
Écrits politiques, L’Hexagone (2007)
Amérique Amérique
Terre carnivore aux brèches du désir
Amérique
Éponge humide des brasiers de ton sang
Lande d'yeux qui brûlent au fond de tes poubelles
Amérique Amérique de soufre
Amérique d'écorce hoquet des hurleries et saxo noir des fous
Amérique tendue aux quatre clous des vents
Chiffonnière des nuages des cornes de fumée roulent à la jetée du ciel cent taureaux tremblent à perte d'envie dans tes loques de cris
Amérique d'angine peau de râpe cœur de givre toi
ma gerçure
Amérique concave enfant vieillot manne vaine dont la mort n'est jamais blanche et dont la vie n'est jamais rose
Amérique plaqueuse de goudron sur les barreaux de ton bonheur
Amérique abattue abattoir de tes rouilles
Ivrogne du matin léchant des horizons de pluie
Terre de futur vague et de rencontre Amérique
SANS TITRE
Mais regarde
Elle est allée pour un peu de farine
elle est allée pour un peu d’eau
elle est allée pour un peu d’air
La farine est moisie
l’eau est déviée
l’air est brisé d’un mur de feu
la main brûle
Elle est revenue à son toit
un peu de terre et de paille en main
elle est revenue pour vivre un peu
le toit se déchire au vent du sol
la maison est détruite au chien d’acier
cent personnes l’habitaient cent personnes sont aux gravats
terre et paille ne servent plus vont au chiendent
Elle a déblayé un peu de pierre
elle a trouvé un peu de linge
elle a cherché l’enfant
regarde
et n’oublie pas
Les maîtres sont tranquilles prétendent-ils peut-être pas mais si ils insistent du doigt ils insistent d’un cil Les maîtres sont inquiets ne le disent pas ont peur ont de quoi rompre l’os et tarir l’eau sont coits Les maîtres ont peur n’aiment pas ils mordent la raclure la jambe la cervelle échappent au juge cassent le juge et cassent l’œuf Crève ils disent crève Les maîtres sont tranquilles quand on ne veut pas quand on ne veut plus Les discours sur la nature cachent le scélérat Ils ont gagné beaucoup d’argent ils ont maquillé les comptes Ils aiment les chiens ils aiment les fleurs le disent Ils écrasent le hère ils compatissent Ils tuent comme ils baisent ils ont de la bonté * Mille pas dans le jardin Font aussi le tour du monde Mille pas vers le monde Font un banc près de l’arbre Mille fleurs Ne demandent qu’un peu d’eau Mille abeilles Font l’éclosion Mille sources Inondent l’herbe Mille regards Font un bruit d’essaim Mille pas font une claie d’osier Entre les mains du jardinier Michel van Schendel |