Une peau de papier
à Arthur Villeneuve, peintre-barbier
J’ai une peau de papier, une brindille de saule en guise de crayon, un quignon de lumière dans la maison du pain, les mains dans les manches du printemps, une démarche de fou, un air de musique entre les deux oreilles, les coudes appuyés sur le prie-Dieu des pierres. J’ai le cœur qui sautille comme un ballon d’enfant. Ses rebonds font des ronds dans l’armoire du corps. Mes yeux boivent les larmes qui tombent des nuages. Je ne veux pas courir plus vite que les choses, précéder le ressac, mettre l’azur en cage. Je n’ai jamais tourné le dos mais l’ombre me précède. Le signet d’une route me sert de boussole dans le livre du monde. Le nœud d’un cerisier me sert de miroir, les nervures des feuilles, les mille-pattes du givre, l’humus de la pierre, le noir au creux des mottes.
La terre est aux enfants. Ils nous la prêtent pour un temps. Nous oublions de l’arroser. Nous la nourrissons mal, de bombes et de béton, d’ordures et d’injustice. Nous crevons ses ballons. Nous déchirons le ciel. Nous cardons sans raison les moutons de la mer. Nous souillons de pétrole ses dentelles d’espoir et ses caresses de coton. Les banquiers et les prêtres ont fait de sa peau nue un treillis de combat. Quand l’homme vend son âme, seule la souffrance reste libre. Mes yeux se sont ouverts dans la tanière du loup. Je tente l’impossible pour saluer la vie. Quelques chicots de mots, un brin de paille égaré, un bras d’épouvantail traversent le silence.
Les herbes se replient sous le poids de la neige. Le vent tond sans vergogne les cheveux longs des arbres. On a mis des tuteurs aux tilleuls, des bas aux ceps de vigne, des mitaines aux arbustes. Les ronciers ont fermé la boutique des mûres. L’eau du fleuve referme ses fenêtres de glace. Il faudra faire des trous pour parler aux poissons. Les fleurs se réfugient sur le givre des vitres. Le Saguenay a fini de broder ses bleuets. Il a remis au fjord son caleçon d’hiver, ses combines à grand manches. Rien n’est jamais figé. Tout bouge sous la neige. Le froid métaphysique du lichen allume d’autres feux.
Dans ce pays mystique, les épeires chantent sous les poutres. Le soleil commence là où la bête perd son ombre. Les musaraignes dansent sous le verglas du temps et les herbages de la neige. La sève remonte le fil de sa mémoire sous l’écorce endormie. La poitrine du vent ne parle qu’en jurons. Les mots prennent racines dans une bouche végétale. Sur un pays de pierre, les cartes de la mousse écartent les frontières. J’ai remplacé les saints en habits de chandelle par l’encre d’un stylo, les bras en croix par des bourgeons en fleurs, la vieillesse de l’eau par une goutte de pluie. La sève dans les arbres ne chante pas le gibet. Elle chante pour la table, les montants du lit, la patine des armoires, les planches de salut, les manches de pelle. Une main d’homme se creuse dans les fougères volcaniques.
Il n’y a plus de sentiers mais des chemins de ronde, de grandes tours glacées sur la chaleur du sable. La vitesse des avions nous éloigne du ciel. Il y a des vies tristes comme ces mers où les vagues s’ennuient, ces déserts où les chameaux ont soif. Il y en d’autres qu’on ne veut pas quitter. Il y a des centres qui s’échappent du cercle, des périphéries qui n’osent pas sortir, des souffrances qu’on crie, des beautés que l’on cache, des femmes de joie, des hommes de peine, des silences à tue-tête, des paroles à couteaux tirés. Tout s’équilibre en fin de compte. Le pas du boiteux nivèle les bosses de la route. Le goulot d’une bouteille se mesure à la soif. J’engrange la chaleur dans les farines du feu, la minoterie des braises, le pain noir des mots. Le temps que je plie mes lunettes, elles s’embrument d’images.
Le plein appelle le vide. Toutes les lignes se chevauchent. Le temps ne s’écoule pas d’une traite. Il respecte les bosses, les collines, la traîtrise des courbes, les bas-côtés, les trous, l’échancrure d’une haie, la légèreté de la pluie, la lourdeur de la neige, la fraîcheur des pommes autant que les chignons trop secs, le vieux front de la porte qui fronce les sourcils, le grand corps du vent qui hausse les épaules. La lessive du vent s’emmêle aux cordes à linge. Elle s’égoutte en secondes dans la cuve des ans. Des enfants courent dans mon crayon et laissent sur la page leurs jouets d’encre noire. Des hommes ont faim. Des femmes ont froid. L’eau gèle dans la gamelle des chiens. Ils sucent des glaçons comme des os arrachés au squelette du froid. La mémoire n’est qu’une goutte face à l’éternité.
Le froid pèle la dernière peau des arbres. Ce qui est déjà nu frissonne avant l’hiver. Des gouttes de résine remplacent le pollen. On danse avec la pluie. On se mêle au soleil. On affronte la neige. Quand on couche avec elle, c’est un mariage forcé. La terre plie les reins sous le poids de la neige. Les genoux des collines s’écorchent sur le givre. Le froid n’émousse pas les aiguilles de pin mais durcit les épines. L’aube ne sait plus où mettre sa dentelle de rosée. Elle l’accroche à la brume, au foin d’épouvantail, au poil des chevreuils. Les couleurs de la glace n’ont pas de chlorophylle. La neige est aveugle. Elle ne voit pas les mots mais le blanc de la page. Elle ne sait rien des feuilles que mastiquent les ombres. De sa lutte avec la nuit, elle efface les traces. Il suffit qu’un enfant ouvre les mains pour qu’elle se roule en boule.
Les arbres se défeuillent. La terre se plie en quatre pour recevoir la neige. On ne sait plus où commencent les routes. La plaine qui blanchit apparaît sans passé. Quand la brise vient mordre les petits doigts en l’air, on tient sa tasse à deux mains pour réchauffer les gestes. Les yeux frissonnent sous les regards de laine. On ne mesure pas la neige. On ne démêle pas ses tresses de cheveux. Chaque flocon rejoint l’abstraction des banquises, un semblant d’équilibre, la fragilité cérébrale des congères, les faux plats lunatiques. Les ombres se dérobent et le silence pèse. Notre imagination invente sa couleur.
La toiture des maisons ne présente que son dos. Elle garde sa chaleur. Les vitres se renfrognent dans le visage des murs. Dehors, le paysage s’agrandit, une mer de blanc où seul un chêne sert de phare. Les yeux noirs des bouleaux surveillent les mésanges. Quelques chicots de blé esquissent dans la plaine un sourire édenté. La ligne du ruisseau est une cicatrice transparente. Que reste-t-il de chaleur sous la paille endormie ? Je la retrouve dans l’odeur des vieux livres, la patine du papier et la végétation de l’encre. J’écoute l’éternité dans les frôlements imaginaires, les couinements de souris, les craquements du bois, les pétillements de bûches. Le poêle est comme un cœur perpétuant le feu.
Il a neigé pendant la nuit, rendant les ombres plus solubles, feutrant les pas de bêtes entre les flaques d’eau. L’huissier du soleil ayant perdu ses clefs, la neige appose ses scellés sur toutes les couleurs. Le vieil érable est comme un pénitent oubliant sa prière quand son gris se mesure à la blancheur ambiante. L’été s’est réfugié dans les senteurs de cuisine, les pots d’épices, la confiture de fraises, le cœur d’un bourgeon qui s’échappe d’un vase. Le froid gonfle les portes, le jointement des planches, les nuages ventrus, les meubles de jardin sous leur housse de neige. Le vent s’enroule autour des arbres sans protéger les branches. Les oiseaux toussent dans leur nid. Les sons n’ont plus de souvenirs. La glace a bâillonné le violon des ruisseaux. La colère des tronçonneuses a remplacé le juron des corneilles. Je plante mon crayon sur la page tel un coin dans une souche, un clou sur la mémoire.
Les piquets de clôture ressemblent à des jarres qui débordent. Une fumée s’évade par les corolles des toits, seule fleur de chaleur dans le repli du jour. Les pas d’un lièvre sur la neige tracent une carte inachevée. L’activité principale demeure l’attente, le retour sur soi, les semences latentes sous l’humus du froid. Les bateaux en bouteille quittent leur port de verre et naviguent sur le rêve. Il manque sur la toile le pinceau des couleurs. Il faut des mots pour dessiner le paysage. Un son qui tombe sur le sol devient une racine. Une phrase commence par un mot et finit par un fruit. Chaque parole a sa moitié de pierre et sa moitié d’écume. Le paysage bute à ces excès de blanc. Le tournis des rafales donne le mal de neige.
Il faut du feu pour comprendre le froid, un rêve solaire à la raison polaire, une bûche dans l’âtre pour traverser la nuit. Il faut des mots de laine dans le rhume des phrases. De la claytonie boréale à l’osmonde royale, il faut nommer la neige pour en faire une fleur. Pour traverser l’hiver sans se ronger les poings, sans rétrécir l’âme, il faut sans cesse, dans la maison de l’homme, ouvrir de nouvelles fenêtres, agrandir les portes, ajouter un étage. De la cave au grenier, aves des semences de couleurs, la brosse d’un crayon, une mémoire d’enfant, il faut changer les murs en jardins intérieurs.