Le nez en l'air

Publié le par la freniere

On sniffe l’air du temps comme on blanchit l’argent. Il en reste toujours une trace de track sur le bord des narines, une buée d’angoisse sur le tain du miroir, une tache de sang sur le fil du rasoir, une odeur de mort sur la monnaie de singe qu’on roule en forme de paille, une boule sur le cœur qu’on a pris pour le rêve. Prisonnier d’une banque, on dilapide sa vie avec la poudre aux yeux. Quand la beauté paraît, on ne sait pas la voir. On écrase du pied les herbes qui dépassent, les fleurs qui se cachent, les enfants qui le restent. Qu’on prenne pour un caïd le revendeur de dope, le pusher d’assurances ou le gérant d’estrade, qu’on prenne pour un guru le lecteur de nouvelles, le pharmacien du coin ou l’écrivain de masse, ce sont toujours les mêmes qui ramassent le fric ou passent à la caisse. Je ne suis pas d’ici. Mes phrases ce matin ont les traits fatigués d’un veilleur de nuit, ceux d’un matou de gouttière qui n’a plus à chasser que des minous de poussière, les mains d’un éboueur, les deux pieds dans les plats.

Le bonheur a baissé l’abat-jour. On respire avec le souffle court. Le regard à l’étroit, on ne voit plus le ciel. Les fruits défoliés ont un parfum de famine. Il y a du sang versé qui ne pardonne pas, de la sève livrée en pâture à la rue, de la cendre sans feu dans l’âtre du réel. À la merci des banques, le rêve se réfugie dans l’escalier de service. La ligne d’horizon s’englue dans la poussière du monde. On attaque les montagnes à coups de bulldozer pour en faire un désert. On échappe à l’argent pour affronter la haine. Le prix de la vie fluctue sur les téléscripteurs. Celle d’un Indien mort vaut moins cher qu’un chien. On tue jusqu’à l’amour pour un baril de pétrole. L’eucharistie et les tapis de prières ont un parfum de soufre. La bêtise et la laideur sont à l’œuvre partout. La couleur de la peau, la sueur, la tendresse sont livrées aux normes du marché. Le progrès est aveugle et nous crève les yeux.

Devant tant de veulerie, ceux qui ont le cœur chaud ont les entrailles déchirées. Une foule endeuillée dans les nuages de sable a troqué l’oasis pour un décor de film. On a vendu des chaises aux derniers sédentaires. Il n’y a plus de caravanes mais des chemins de ronde, des miradors, des écrans télé, des portes, des prisons, des sens interdits, des cours sans miracle, des passages trop étroits pour les chameaux du rêve. On a semé d’impasses tous les chemins de passe. J’ai honte d’être un homme quand on affame l’homme. Trahissant la tendresse, il m’arrive de rêver que les guerriers s’égorgent avec leurs propres mains.

Au cinéma du monde, les tueurs tuent vraiment. On a posé nos pas sur un sol dur rempli de mines. Quand tout saute soudain, il ne reste du sang que l’encre des journaux et des images froides. Pas besoin de bâillon contre les bouches closes. La télé fait écran entre la mort et l’homme. Enrôlé de force dans le clan des marchands, le temps qu’on compte n’est pas donné. On le vend pour un salaire de moins en moins salé. Le temps qu’on conte est gratuit. Entre les chiffres et les voyelles, j’ai opté pour les fées, les fous, les doryphores Je mesure les heures sur une horloge enceinte où les aiguilles chantent.

Pour le Bureau des sentiments ou le Chemin des Dames, il faut montrer patte blanche et faire la queue dans l’antichambre. Les journées qu’on remplit jusqu’au bord sont moins riches que celles qu’on dépose au milieu d’un jardin entre les fleurs et les abeilles. C’est en plein froid d’hiver que la beauté du monde m’a frappé comme la foudre. Pour passer de l’attente à l’espoir, les mots seuls ne suffisent. Il faudrait les écrire comme on marche dans l’eau, en faire un pain de rêve plus riche que le blé. Il faut les habiter comme un habit de chair. J’écris à hauteur d’homme, les yeux dans les regards ouverts. S’il faut mettre l’épaule à la roue, que ce soit pour sortir des ornières et des sentiers battus, troquer l’attaché-case pour une boite de Pandore, caresser de l’espoir la vulve ébouriffée du vent, la jouissance du fruit. J’avance désarrimé, déroutiné, délivré des normes et des codes. Ti-galop. Ti-galop. Les mots sont en cavale dans l’aube fraîche de l’encre. Dans un sursaut d’enfance, la terre s’affole autour de l’axe pour affronter le ciel.

Publié dans Prose

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