Chroniques de mon quartier 1

Publié le par la freniere

J’habite un quartier de Paris que les guides touristiques omettent de mentionner.

C’est qu’il n’est pas très chouette mon quartier, il ne recèle aucune source d’eau thermale dans les profondeurs de son sous-sol, on n’y recense aucun site notoire ou illustre, nulle auberge ne fait briller son étoile au firmament des guides gastronomiques, nos musées ne sont rien de moins que les murs tagués du haut jusqu’en bas de chaque façade d’immeuble, nos bâtiments historiques sont d’augustes immeubles vétustes ne tenant debout que par la grâce de quelques poutrelles les soutenant entre eux et posées de façon un peu sauvage.

Dans nos ruelles, ça ne sent pas les parfums de luxe des dames pomponnées d’autres arrondissements plus chics, non, les effluves sont celles qui remontent de la « gargote » turque du coin qui fait tourner sa viande sur la broche verticale du soir au matin.

Je ne le dépeins pas de façon très reluisante et pourtant, je l’aime bien mon quartier. Depuis quelques mois, après dix heures du soir, sauf en été, j’évite de sortir seule. Une bande de fripouilles a pris possession du square Maurice Thorez, des drôles de types au crâne tondu et percés sur presque tout le corps. Je les ai vu expulser sans ménagement les deux clochards qui y vivaient depuis des années, à coup de pieds dans le ventre. On n’a pas revu depuis les pauvres bougres. J’avoue qu’ils me fichent un peu la trouille surtout lorsqu’ils ont éclusé quelques tonneaux de bière et qu’ils entonnent des chants nazis (il paraît qu’il y aurait aussi un trafic de crack qui se serait développé aussi grâce à leurs bons soins). Bref, si ce n’était ces petites frappes à deux balles, la population du quartier, toutes couleurs et toutes origines confondues, ça fait une sorte de méli-mélo plutôt sympathique : les gandouches, les rebeus, les renois, les feuges, comme disent les gamins du quartier, ça se côtoie, ça échange, ça se dispute, ça s’engueule, mais ça n’oublie jamais de faire la fête.

Sauf. Sauf que, il y a trois ans, la municipalité qui devait rendre des comptes de je-ne-sais-quoi à la Région Ile-de-France pour la réhabilitation machin-chose de l’arrondissement, a fait construire (après un appel d’offres assez suspect), par un promoteur marron, un bâtiment neuf.

C’est un petit immeuble de six étages, ridiculement moderne et prétentieux : façade vitrée, faux marbre, jeux de miroirs… une verrue sur la face du quartier qui n’en avait vraiment pas besoin ! « Un immeuble d’habitation » qu’ils ont appelé ça ! Et comme les loyers étaient hors de prix, ce ne sont pas les gens du quartier qui sont allés y habiter, des locataires un peu plus rupins s’y sont installés. J’entends par rupins, quelques fonctionnaires, des commerçants et professions libérales, il faut relativiser. Quelques uns ont même acheté sur plan, les naïfs ! La société de construction ayant fait faillite avant la fin des travaux, il manque un certain nombres de finitions à cette calamité, désolation immobilière : l’ascenseur n’a pas pu être mis en service et, pour le moment, portes ouvertes, il sert de réserve aux quelques plantes vertes de l’immeuble. L’hiver dernier, il a abrité le sapin de Noël. Comme autre « omission » du promoteur, on peut citer le digicode prévu à l’origine et qui était sensé faire face à toute attaque éventuelle du monde extérieur : cambrioleurs, démarcheurs et fâcheux en tout genre. Faute de finances suffisantes, et aux frais des locataires lassés de la guerre juridique interminable menée contre le promoteur et la mairie, on a fait installé une porte d’entrée fortifiée, c'est-à-dire blindée et dont chacun des occupants de l’immeuble possédait un double des clefs. La consigne étant que chacun ouvre et ferme à clef en entrant ou en sortant de l’immeuble. Il fallait bien ça contre « la racaille qui hante nos rues », dixit le rapport de la réunion du syndic de copropriété.

Ce dimanche matin là, monsieur Cognon, professeur de sport de son état au lycée Jules Ferry, renonça à son jogging pour descendre, à la place, acheter quelques croissants. Chantonnant discrètement « Les Amants de Saint Jean », son fidèle Zebel sur les talons (un molosse de race indéfinie mais aux crocs démesurés et acérés), il descendit joyeusement les escaliers. Juste arrivé aux bas des marches, en cherchant sa clef dans la poche de son pantalon de sport (en lycra), il poussa un juron et siffla entre ses dents : « Zut, je l’ai oubliée là-haut ! ». Il s’apprêtait à remonter les six étages à pieds (faute de jogging, ça ne lui ferait pas de mal) puis il se ravisa et appuya sur la poignée en espérant que la personne qui l’avait précédé avait oublié de la refermer à double tour. Bingo ! La porte s’ouvrit. Il sortit sur le trottoir un peu soulagé puis, pris d’un étrange scrupule, il fit assoire Zebel juste devant la porte de l’immeuble.

-Écoute Zebel, lui dit-il en levant un docte doigt, je vais faire une course, juste acheter des croissants, et si tu es bien sage, il y en aura un pour toi.

Le chien émit un petit grognement plaintif de plaisir qui dépariait avec son gabarit.

-Pour ça, Zebel, reprit monsieur Cognon, il faut que tu gardes la porte, tu entends ? GARDE LA PORTE !

Sur ce, il lui flatta l’encolure en le gratifiant d’un « bon chien, bon chien », puis il s’éloigna et tourna au coin de la rue vers la boulangerie de madame Mâtin.

Le chien s’installa, la truffe baveuse sur ses pattes croisées et fit ce qu’on attendait de lui : garder la porte.

C’est cette heure précise que madame Bouquillat choisit pour se rendre à la salle de gym à laquelle elle s’était inscrite pour perdre les quelques kilos qui l’encombraient. Sac mou, rose à bandes vertes dans la main, baskets anatomiques aux pieds, elle descendit les escaliers en sautillant comme une petite fille. Arrivée dans le hall, elle avisa que la loge du gardien était éteinte : « Le fainéant, se dit-elle, il dort encore à cette heure-ci ! ».

Elle sortit la précieuse clef de la porte qui séparait le monde vulgaire du dehors du monde civilisé qui peuplait l’immeuble. Et comme celle-ci ne jouait pas dans la serrure, elle se dit avec beaucoup de colère : « Encore un de ces abrutis qui aura oublié de la fermer ! ».

Elle appuya sur la poignée pour sortir, mais elle avait à peine entrouvert de quelques centimètres, qu’elle entendit un grognement terrible de l’autre côté de la porte qu’elle referma morte de frayeur. Car, Zebel, en brave chien de garde avait bien compris qu’il fallait surveiller l’issue, mais il avait l’intention d’en interdire aussi bien l’entrée que la sortie ! En tous cas jusqu’à l’arrivée de son maître…

Le visage de madame Bouquillat avait attrapé une drôle de couleur entre le vert et le gris qui n’était guère assortie à celle de son pantalon de jogging. Tremblante comme un flan géant, elle alla frapper au carreau du concierge. Et comme il dormait du sommeil du juste, elle dû insister jusqu’à ce que la lumière se fasse enfin dans le studio/kitchenette/bureau de monsieur Ledoux. Celui-ci en marcel et caleçon douteux lui ouvrit en grattant son gros ventre et en baillant bruyamment.

-Madame Bouquillat… vous savez, c’est dimanche, je ne tra…

-Il y a un monstre devant la porte de l’immeuble qui m’interdit de sortir, alors dimanche ou pas, il faut que vous fassiez quelque chose ! lui hurla-t-elle juchée sur la pointe de ses pieds.

-Ok, un petit moment s’il vous plait…

Monsieur Ledoux disparu quelques instants et sortit de sa loge revêtu d’un peignoir en cachemire que n’aurait pas renié un dandy, mais madame Bouquillat était bien trop énervée pour le remarquer.

-Bozo, avec moi ! lança Ledoux à son chien, un berger allemand guère plus engageant que son congénère Zebel.

Monsieur Ledoux entrouvrit précautionneusement la porte, mais la vision d’horreur qu’offraient les canines étincelantes de Zebel dans le doux soleil du matin la lui fit refermer brutalement.

-Ha, ben oui, dit monsieur Ledoux, nous avons un problème !

-Je ne vous le fais pas dire ! Et que comptez-vous faire ? demanda Bouquillat qui avait repris du poil de la bête… enfin si j’ose dire.

Ledoux se grattait la tête nerveusement, il n’aimait pas perdre la face et il craignait d’avantage de perdre sa place.

Puis, Bozo grogna et derrière la porte, Zebel lui répondit. Bozo aboya et Zebel aboya plus fort encore. Rapidement les aboiements se déchaînèrent et déclanchèrent ceux de tous les chiens du quartier. Inutile de décrire le brouhaha gigantesque qui s’en suivit. Les locataires étaient tous apparus en pyjama dans le hall, éberlués pas le chahut.

Enfin, monsieur Ledoux eut une idée.

-Il n’y a qu’une seule chose à faire, déclara-t-il.

Il attrapa Bozo par son collier et lui murmura quelque chose dans sa grande oreille pointue. Puis il se releva et lui dit solennellement à haute voix :

-Il va falloir que tu montres qui est le plus fort, mon vieux Bozo, à toi de jouer !

Il ouvrit la porte et propulsa littéralement son chien sur le trottoir.
Le spectacle ne fut pas beau à voir. Les deux chiens étaient en train de s’entretuer, s’arrachant qui un bout d’oreille, qui un large steak dans le flanc de l’autre. La lutte était sanglante.

Quelqu’un du quartier eut la bonne idée d’appeler la police. Une brigade spécialisée dans les animaux dangereux accompagnée d’un vétérinaire arriva rapidement sur les lieux. Un type en costume matelassé est sorti d’un fourgon et a réussi à maîtriser le pauvre Zebel qui était au bout du rouleau mais qui défendait toujours la porte. Il l’a enfermé dans une grande cage et lui a fait une piqûre pour le calmer. La rue était toute chamboulée, même les sales petites frappes du square sont venues voir ce qui se passait.
Monsieur Ledoux a récupéré Bozo et l’a conduit dans un dispensaire pour faire soigner ses plaies. Puis tout est rentré dans l’ordre.

Sauf. Sauf que lorsque monsieur Cognon est rentré de la boulangerie où il avait fait du plat à madame Mâtin pendant une bonne demi heure, il n’a rien compris lorsqu’on lui a dit que son chien était à la fourrière. Pour couronner le tout il se retrouva avec un PV pas piqué des hannetons à payer parce qu’il parait que Zebel fait partie des races de chiens qui doivent porter une muselière ! Quand il a su toute l’histoire, il a pleuré comme un veau et a juré qu’il allait déménager.

Voilà, c’est comme ça que les choses se passent dans mon quartier, c’est comme partout ailleurs, mais c’est pas pareil !

Michèle Menesclou

Publié dans Prose

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