En petit bonhomme

Publié le par la freniere

Les mots habitent en moi assis en petit bonhomme. Ils se lèvent parfois pour regarder le monde. Malgré mon âge, j’écris encore avec des mots en culottes courtes, des bouts de ficelle, des grains de riz, des plumes de mésanges. Je garroche un peu d’encre dans le tintouin stellaire. Je suis resté un bœuf labourant du papier. Il pousse des polichinelles dans les mots des humains. On ne sait plus où les ranger. Le monde est si tant tourneboulé qu’il me faut marcher sur la tête. D’ailleurs, on m’a toujours dit que je pensais comme un pied, aussi bien en profiter pour faire du chapeau avec les doigts de pied. À chacun sa hauteur de vue. Je creuse mon sillon vers la simplicité, loin de tout apparat. Un simple bruit de feuille me ravit. Je laisse les fanfares aux auditeurs sourds. Au lieu des chants d’oiseaux, j’entends les coccinelles grignoter des pucerons et le pommier en fleurs délacer ses racines. Le ciel d’en bas a ses nuages lui aussi, des flaques de boue où le soleil se reflète en lissant ses moustaches. La mûre éclot parmi les ronces comme une étoile émerge d’un trou noir. Une abeille aveugle me butine l’oreille avant de s’engluer dans le pollen des mots pour je ne sais quel miel. Un brin d’herbe suffit pour écrire. Quand les choses vieillissent, notre regard doit rester neuf. J’avance comme en retard sur ma chronologie.

Les pas glissent sur le hasard des routes et je n’ai que la pluie pour habiller la soif, la lumière de la lune sur la mémoire de l’eau. Le vent caresse les maisons comme des vaches en pacage. Quand je dors la nuit, ma main s’éveille quelque fois et continue d’écrire. J’ai beau fermé les yeux, la voix du monde cogne à la porte. Je m’éveillerai encore avec des mots qui collent aux mains, des mots dépenaillés, penauds, dépoitraillés, des mots en petite tenue au milieu des smokings. Je croise dans la foule des yeux qui me ressemblent, une main qui fut mienne, mes épaules courbées sous la tête d’un autre. Nous sommes tous un peu une part de chacun. Je traque un peu de vie entre mille morts quotidiennes. Je garde les mains nues pour la rose ou l’oiseau, un peu d’eau pour le sable et des brindilles folles chatouillant l’invisible. Le ciel colle à ma langue quand je parle aux étoiles. Le gravier crisse sur la page. Un bruit de bête agite les frêles parenthèses. Le jour se penche comme un saule sur l’odeur des jacinthes. Le vent dégrafe de ses doigts des colliers d’orge bleue. À chaque fois que je mange, ma parole renaît dans le croquant du fruit. Le temps se refait une beauté l’espace d’une seconde, d’un éclair, d’un rire.

L’arbre le plus lointain a ses racines en moi. Pour les oiseaux de malheur, même le ciel est une prison. Si l’acier mord la chair, il nous faudra reprendre du poil de la bête, refaire du feu avec la pierre, compter les points noirs au dos des coccinelles ou toucher à la neige avec des mains d’enfant. Quand je mords dans une pomme, je vis à pleines dents. Je me demande si les pierres nous pardonnent d’en faire des autoroutes, si l’herbe quand elle tremble n’a pas peur des hommes. La route se souvient-elle du pas des cadavres comme l’usure des montagnes du passage des glaces ? La tendresse qu’on offre en arrosant des fleurs n’est jamais gaspillée. Il y en a trop qui lui préfèrent la haine. Elle fait mouche à tout coup. Le robinet qui fuit n’est que l’âme des choses qui veut se faire entendre. J’écris comme une toupie. Je tourne en rond pour ne pas tomber. Je cherche dans les bois ce que l’arbre y trouve, non pour le prendre mais pour le remercier.

L’éponge grise des écrans est devenue un dépotoir à confidences. Heureusement que nos yeux nous suivent partout comme une seconde conscience. Je lis toujours plusieurs livres à la fois. Ils se répondent les uns les autres. La lecture est une immense table. Je cherche encore une chaise où asseoir mes mots. Je me sers d’un crayon comme d’une canne d’aveugle. Je ne vois bien qu’en écrivant. Les nuages tout comme les rivières vont sûrement quelque part. On ne guérit jamais de l’enfance perdue, qu’elle ait été de pétales ou d’épines, de soupe à la grimace ou de caramel mou. Fidèle aux rendez-vous manqués, je fréquente les quais. On attend tous un vieux rafiot, des Apaches, des pirates, des anges aux ailes courbées sous des fagots de cendre. L’amour voyage en contrebande. Si je vis en retrait des hommes, c’est pour mieux les aimer. À trop les fréquenter, le désespoir m’étouffe. Quand je compte les chiffres alignés en colonnes, je vois des têtes de mort.  Je ne m’inquiète plus pour l’avenir. Du train où vont les choses, il se pourrait bien qu’il n’arrive jamais. Je garde un peu de paille dans mes soutes mentales, un doigt d’espoir à chaque main, des caisses de rêves pour la route. Je n’écris pas comme on met des chapeaux sur les i de fortune, des parenthèses au vide, des virgules au silence. J’écris pour mettre à nu la chair des voyelles.

Publié dans Prose

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S
Un texte très émouvant... Je pense à Roland Barthes,"Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé…"