À la santé des volcans
Pour ouvrir une seule fenêtre, il nous fallait enfoncer un nombre incalculable de murs, écrivait Roland Giguère l’année où il fondait les éditions Erta. C’était en 1949. Et il gardera sa fenêtre ouverte durant plus d’un demi-siècle.
Nul poète québécois n’a su traduire mieux que lui le climat délétère, l’atmosphère étouffante et la lumière oblique de la Grande Noirceur. Au cours d’une randonnée à la campagne, notait-il dans Lettres à l’évadé (1951), j’ai vu un petit moulin à vent qui me tendit les bras. Il était blessé. Cela m’était pénible mais je ne pouvais l’emmener chez moi. Vous savez comme l’on y est à l’étroit et d’ailleurs un moulin à vent ne pourrait y tenir à cause justement du manque d’air.
C’est assurément une interdiction que les propriétaires de l’époque auraient pu ajouter à leur liste d’interdits : Pas de couples non mariés ! Pas de filles mères ! Pas de communistes ! Pas de pelleteux de nuages ! Pas de moulins à vent dans les appartements ! Mais à l’image de leur temps, ils étaient totalement dénués de toute imagination.
Pour Giguère, depuis que la Grande nuit est tombée sur nous comme un monument…le défaut des ruines est d’avoir des habitants. C’est le titre d’un ouvrage publié en 1957 qui réunissait plusieurs recueils parus précédemment. En plus d’être une des plus belles maximes poétiques que je connaisse, aucune phrase ne résume avec autant d’acuité la sensation qu’éprouvaient alors les artistes québécois, celle d’être non seulement des bêtes étranges mais également des étrangers dans leur propre pays.
Est-il pire solitude que le sentiment d’être exclus de la réalité au point de douter qu’elle puisse même exister autrement que par son absence ? Claude Gauvreau y a perdu la raison. Pour garder la sienne, Roland Giguère apprend à s’absenter de sa peine. Le poète avait apprivoisé une goutte d’eau. Quand il parlait, celle-ci roulait sur les lèvres, observe-t-il dans Miror (1950-1951). S’accordant au rythme de ce qu’il disait ; parfois elle se logeait au coin de son œil et demeurait là immobile, jusqu’à ce qu’il ferme les yeux.
Est-il pire indigence pour l’esprit que la pauvreté d’un réel qui refuse de s’imaginer autrement qu’il est ? Le ciel de plomb du Québec des années quarante et cinquante était conforme en tout point au couvercle noir de la marmite baudelairienne. Pour Giguère, c’est aussi, une grande main qui pèse sur nous / grande main qui nous aplatit contre terre / grande main qui nous brise les ailes / grande main de plomb chaud / grande main de fer rouge.
La stature de Maurice Duplessis n’était pas tout à fait à la hauteur du réquisitoire contre sa main mais le ton du poème donne toute la mesure de la souffrance et de la misère que son règne a engendrées. Grands ongles qui nous scient les os / grands ongles qui nous ouvrent les yeux / comme des huîtres / grands ongles qui nous consent les lèvres / grands ongles d’étain rouillé / grands ongles d’émail brûlé.
Tout se perd, rien ne se crée dans un royaume corrompu. Mais viendront les panaris / panaris / panaris / la grande main qui nous cloue au sol / finira par pourrir / les jointures éclateront comme des verres de cristal / les ongles tomberont / la grande main pourrira et nous pourrons nous lever pour aller ailleurs.
Même si l’époque a été zébrée de manifestes, de contre-manifestes, de coups de tonnerre, de coups de gueule et d’éclairs fulgurants, pour le poète, toute la raison d’être de cette agitation tumultueuse tenait dans un cri à déchirer un ciel noir de plomb / un cri à fendre mers à fendre pierre / un cri à découdre toutes les veines.
Même lorsqu’il erre au milieu des ruines, le poète ne doute jamais un instant qu’au jour venu l’homme lancera ce cri comme un disque / qui fera boule de feu dans la neige. Et on retrouve son écho dans tous les recueils que Giguère a réuni dans L’âge de la parole (1965) et La main de feu (1973).
La mise en scène peut varier mais le cri demeure le même. Le poète se souvient que les Peaux-Rouges pour crier portaient une main à la bouche ce qui avait pour effet de saccader le cri, de le tronçonner, lui permettant de s’échapper petit à petit au long des jours car il est probable que, lancé d’un trait comme leurs flèches, cet immense cri qui les rongeait par le dedans aurait tout pulvérisé.
Dans un autre poème, il prédit que le temps viendra où tous les volcans engendrés par des hommes comme nous entrerons simultanément en activité et dégorgerons sur nos jardins leurs torrents de pierre et de feu…L’homme apprendra à dessiner avec la lave fumante les images qu’il imagine. Les cratères en seront réduits à cracher nos propres paroles vers le ciel qui trop longtemps a pesé sur nos épaules.
Et le poète sait que le jour où la vérité sort de la bouche d’un volcan rien n’est plus jamais comme avant. L’éclatement de pétales prépare un ultime bûcher où seront consumés ces oriflammes insignifiantes qui nous servent d’horizon. Alors, peut-être une vue claire…
Au moment où on se plaît de plus en plus à répéter que somme toute la Grande noirceur n’était pas si noire, la riposte de Roland Giguère est cinglante : Du noir au blanc, il n’y a qu’un pas : L’OUBLI ! C’est la réponse du peintre et du graveur qu’il était en sus d’être poète et surréaliste.
Roland Giguère appartient à un temps où la poésie s’était mise en ménage avec les arts plastiques plutôt qu’avec la musique. Ceux qui n’ont pas vécu cette époque ignoreront toujours que ce n’est pas avec des paroles qu’on a dissipé la Grande noirceur mais d’abord avec des toiles, des dessins, des gravures et des sculptures incandescentes. Giguère aurait dit des cris cristallisés.
N’était-ce que pour avoir su apprivoiser une larme, Roland Giguère serait un grand poète. Elle vécut longtemps avec lui, écrivait-il prémonitoirement il y a cinquante ans, reflétant tour à tour ses joies et ses angoisses, jusqu’au jour où, devenu ambitieux, le poète résolut d’apprivoiser une rivière. La goutte d’eau fut noyée. À la santé des volcans Roland !t