Le rêve se cache
Pour ne pas qu’on l’étrangle, le rêve se cache au fond des choses, dans une caisse de bière, sous la chaise d’un vieux, dans un sac à vidange, dans la valise du char avec le pneu de secours, dans les pleurs d’un enfant, sous des tonnes de poussière. Le rêve se fait tout petit comme un pois de senteur. Le rêve ratatine dans le bruit des usines. La roue du rêve grince sur un landau brisé. À qui s’adressent les prières lorsque les cimetières d’autos remplacent les dolmens ? La forêt ne porte pas le deuil de l’arbre mort. Elle en fait de nouveaux. J’ai trouvé mon trésor dans l’ordinaire du pauvre. Le moindre bout de crayon agrandit l’horizon.
Quand il m’arrive de peser mes mots, ils font le poids d’un oiseau dans le compte des arbres. Quand il oublie les murs, si démuni de tout, si pauvre soit-il, il y a dans chaque homme une vaste prairie, une herbe haute et grasse où brille la rosée. Le vent avec ses mains en marionnettes se cherche un castelet. Il suffit parfois de regarder la porte pour qu’elle s’ouvre. La main des yeux fait des gestes d’images. Le soleil dévore les barreaux des châssis. Je mets de l’avoine sur la page, du foin entre les lignes, de l’orge dans les mots. Il me faut bien nourrir les bêtes du souvenir sinon elles font la tête et finissent par mordre.
De trottoir en trottoir comme de vague en vague, la vie chaloupe et l’homme écope. Il voyage vers la mort, espérant un peu plus. Chaque faux pas, chaque faux pli sur la défroque des années, chaque saut de puce, chaque voyelle laissent entrevoir son âme. Le bout du monde bâille par le trou des souliers. J’ai beau fermer les yeux, une pesée de larmes traverse mes paupières. Malgré l’orage et les pétards mouillés, une flamme persiste au milieu de la nuit. Aucun vent n’éteindra la mèche de l’amour dans la cire des baisers. Le grain de sel du coeur assaisonne les jours.
L’homme vit nu. Ce sont les yeux des autres qui l’habillent. Il faut apprendre à voir sans bouton, sans cravate, sans ourlet dans les yeux, toucher la peau sous la chemise des paupières. Chaque midi de l’un est le minuit d’un autre. Tous les temps s’entremêlent, se mêlent, se démêlent. Les secondes se comptent en siècles sur le dos des montagnes. J’ai lâché l’école pour apprendre à vivre. Je ne sais pas compter mais je parle aux oiseaux. Brandissant la parole parmi les odeurs sombres, je repousse l’abîme jusqu’au fin bout des phrases. Mes mots apprennent à japper dans la langue des chiens. L’oiseau guérit l’espoir dans la médecine du ciel.
À genoux dans le sang, les bouchers font le tri au milieu des entrailles. Quelle âme cherchent-ils parmi les os blanchis sous la chair des choses ? Étranglant l’espérance, la main coupée du monde ne lâche pas son étreinte. Il est difficile de regarder le soleil en sortant du métro, de toucher le silex sur les touches d’un clavier, de trouver sous le béton ses racines cosmiques. Chaque homme cache dans le placard le squelette d’une mémoire. Il bouge tôt ou tard dans la chair des mots et montre son visage. Il n’est pas vrai que la mort soit vaine. Notre dernier soupir est un vagissement.