De cicatrice en cicatrice
Toutes les guerres sont sales. On les blanchit comme l'argent dans le mépris bancaire. Les questions n'existent pas chez les courtiers. Tout est réglé comptant. Le cash aura toujours l'odeur des balles et des couteaux dans le dos. Bombardés par les images des marchands, l'homme est sourd et aveugle. Il n'entend plus rire la mer ni le merle chanter. Il a plié la vie dans le fond d'un placard, mis l'espoir à congeler dans un tiroir de la morgue. Je ne sais pas pourquoi on enferme les morts. Ils mettent les couverts sur la table du temps. Lorsque l'écran s'allume, tout le reste s'éteint. Tout a le goût de rien. On ne tourne plus la page d'un claquement de langue. On ne zappe rien d'autre que sa propre existence. Les mensonges collent aux doigts comme une tache de cambouis.
J'ai fermé la radio, débranché le téléphone, ouvert la bouche au vent du nord. Le front posé sur la vitre de l'air, je respire la vie. Je recueille d'un mot les reflets de la lune, le passage des étoiles. En cherchant la Grande Ourse, je goûte au miel de la nuit. Même privée de veines, la parole est un sang qui inonde le cœur. Les brouillons que l'on froisse en portent la blessure. De cicatrice en cicatrice, les images apparaissent sur le film du temps. La chambre noire de l'âme s'anime de couleurs. Un crayon dans les mains, je fais comme un enfant qui apprend à voler. Je cherche l'ossature du rêve sous la chair du réel. Je cherche le mot feu dans le livre du froid, des inconnus semblables au cœur, une vérité sans trahison, les morsures du froid sur les pierres gravées.
Le paysage brûle sous les paupières des dormeurs. Parmi les rues aux yeux de délation, l'innocence est suspecte. J'ai la parole au bord du cœur, la langue des langes dans un couffin de colère, des zéros de couleur parmi les nombres du malheur. La terre est sans repos. J'y entends les insectes qui dansent, les vers qui soupirent, la sève colorant l'insomnie des racines. Je porte sur ma langue tous les défunts que j'aime. Dépoussiérant la vie, un cœur clandestin ne cesse de battre les tapis. Les mots comme les visions d'enfant sont fragmentaires et flous. Le vent des questions agite sans cesse la paille des réponses. Il suffit d'une craie pour dessiner le ciel. Il suffit d'un oiseau pour connaître l'envol. Il suffit du soleil pour croire au matin. Le temps s'use contre les mots. Il perd de son poids sur la balance du rêve.
Le clinquant des réclames est un phosphore éteint. Je ne compte pas mes sous mes les heures inutiles, le rêve qui repeint les boiseries du sommeil, les bouquets de fleurs qui poussent en hiver. J'épingle des poissons d'avril sur le dos du mépris, des post-it en forme de cœur, des images d'espoir sur les pupilles désertes, des mots d'amour entre les barbelés, des miettes pour les oiseaux, des grains de blé sur les tombes agricoles. J'ai fait mien la tendresse des lieux, la lenteur des bœufs, la pureté des ruisseaux, le calme des fougères, la rondeur des galets, la langue des jardins, la légèreté de l'eau sur l'épaisseur du fleuve. J'avance en écartant les branches, les bras des majuscules, les lèvres des adverbes.
J'entends la terre pleurer dans le silence des fourmis. Je la vois s'embrasser quand la pluie se répand sur la peau des jardins. Le contenu de l'âge cherche l'argile où se mouler, la fraîcheur de la glaise, la caresse de l'eau. Pour les mains sans caresses, les doigts sont des épines. Il importe peu d'arriver quelque part. Il faut cueillir les mûres à travers les orties, sauter le mur du réel, enjamber les murmures, décrypter les symboles avec les yeux d'un chat. Je ne cours pas les rues mais les sentiers perdus, les routes qui mènent aux étables, aux cabanes à sucre, aux appentis croulants, aux remises à rêveur. Les gouttes de pluie s'amusent sur les planches du toit. Une frise de ronces protège la rosée. Même souillée par les péchés de l'homme, la terre se sent libre sous l'amnistie de l'eau. Je perçois sa prière dans les brumes qui montent.