Je me souviens (Québec)
Ils l'avaient bien nommé
Ce grand port profond comme un cercueil
Shelter Bay
Dernier abri
De tes dérives
Vers les bras musclés
De tes rêves mouvants
Comme ces pigeons voyageurs
Infatigables porteurs
De paroles secrètes
Toi l'arpenteur de toutes ces rivières
Qui roulent un peu moins vite
Depuis ton absence
Toi le paroleur
De tous les barrages
Et de toutes les lettres d'amour
Que tu inventais
Pour ceux qui ne savaient pas dire
Le printemps
La débâcle
Et le gonflement
De leurs paupières lumineuses
D'amour
Toi le prophète
Au whisky infatigable
À boire l'eau
De ces rivières immortelles
À force de gigues folles
Et de dimanches silencieux
Toi l'amour trop doux
Qui ne savait pas
Ni le crachat
Ni le poing
Ni le couteau
Je me souviens
Je me souviens
De ton rire caressant
Quand tu revenais chez nous
Faire provision d'alcool
Et de tendresse
Je me souviens
Moi qui parcours le même pays sans boussole
Je reconnais là ton errance
Et j'entrevois la trace de tes pas
Sur les sentiers féroces
Que tu traversais
Et qui sont devenus
Routes grises
Highways de givre
Je me souviens
Du poing de l'homme vengeur
Qui t'a fait basculer
Dans ce trou sans fond
Cette violence inutile
C'est moi qui la reçois
En plein cœur
À me couper le souffle
Je t'aime
Et je porterai haut
Comme le soleil
Tes rêves
Jusqu'au sommet
De tous les barrages
Et de tous les gratte-ciel
Paul Villeneuve
post-face d'un roman majeur publié au Québec en 1974.
Johnny Bungalow, chronique québécoise 1937-1963