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Publié le par la freniere

Ces bruits. Toujours ces bruits. Ils se glissent par les fentes du plancher où je compte les jours. J'accumule des mots sur les pages pour me sentir moins lourd. Il s'y mêle des larmes, des souvenirs, des rêves. Je maigris à vue d’œil mais les cahiers grossissent. On me retrouvera plein d'encre entre des parenthèses impossibles à fermer.

Les mots qui restent sourds se détachent des choses.

Je ne suis pas encore muet. Je suis au milieu de ma phrase. J'attends que d'autres lèvres la prononcent pour trouver ma voix.

Je dors comme un fakir, non pas sur la paille mais sur des clous sans tête.

Je cherche les mots capables d'adoucir le silence, d'en émousser les pointes.

Dans ce silence bandé comme un arc suis-je la cible ou le viseur ?

Il y a longtemps que je compose avec ma gueule mais la petite lumière dans le fond du cerveau, je ne m'y fais jamais. Elle m'éveille à toute heure.

Le soleil est encore entré sans mon consentement, réveillant tout un village de poussière. On y voit des maisons minuscules, avec des meubles encore plus petits. Avoir l'oreille d'un chat, j'y entendrais sûrement le couinement de souris atomiques.

J'ai remis mon visage, mes gestes au bout des bras, mes poils sur la peau, mes yeux en face des trous. J'ai remis ma cervelle à l'endroit, du moins ce qu'il en reste. J'ai préparé un baluchon de pas, de paroles et de pain. J'ai calfeutré les trous de mémoire et reprisé l'espoir. J'ai calfaté l'angoisse qui me rongeait les sangs. Je sortirai ce soir. Vais-je reconnaître la lune et les étoiles filantes, les nuages endormis et ceux qui jouent du coude, la vieille chanson du vent que les poulies radotent, les rêves dépatouillés par les doigts du sommeil ?

Sans rien pour l'incarner, mon journal ne sera tout au plus qu'un diachylon sur une jambe de bois, une parenthèse à vide, une bâche trouée tendue sur la peur.

Avec les mots dans ma tête j'apprends à séparer l'or du toc et les cailloux du roc. Une fois dehors, pourrais-je distinguer le mirage des images et le mensonge des slogans ? Je n'ai plus que des mots pour affronter la vie. Des mots comme de l'eau dans l'eau, de l'air dans le vent qui souffle à contre-temps.

C'est décidé, je dois sortir absolument. Il faut de tout pour apprendre et se maintenir en vie. Il faut connaître la caresse d'un  loup, la confiance d'un chevreuil, ses claquements de langue trempée dans l'impatience, les confidences d'un arbre, les portiques d'espoir qui s'ouvrent sur la nuit. Pour un oiseau, le moindre fétu de paille sert de bâton d'écriture. Nous n'avons qu'une vie mais c'est celle de tous. Il faut en prendre soin.

Les plumes de l'angoisse n'ont jamais volées. Elles naissent dans les taies d'oreiller, le pacage des ténèbres. Elles rejoignent les mains qui font des ombres sur le mur, les ailes d'anges déchus, la chair de poule qui recouvre la nuit. La tortue est un très vieil oiseau prisonnier de son nid. Elle l'emporte avec elle. Elle s'évade au-dedans. On ne trouve à la fin qu'une carapace vide.

Quand on se lève la nuit, on s'enfonce. Il n'y a rien sous nos pieds qu'une chute profonde, une noyade sans eau, un vol de racines qui se fabriquent un arbre avec le néant. Quand je m'éveille au matin, il n'y a personne pour m'attendre, à part les mots qui ne sont pas encore. Les pattes de la table bougent quand j'écris. Elles suivent les mots. Je ne peux plus arrêter sans risquer de tomber. La page est devenue le plancher des choses. Quand je m'arrête, je suis surpris d'être vivant.

Cette nuit j'ai rêvé de la mer. Suis-je le seul à entendre le rossignol silencieux ? S'il ne chante pas, c'est tout simplement qu'il fausse. Il fait des signes avec ses ailes que personne ne comprend. J'ai aussi rêvé d'un chameau qui avait soif d'un désert, d'un écrou qui détestait les vis, d'un vieux clou perdu dans un plat de lentilles. Celui qui tient le cerf-volant a les deux pieds sur terre mais il voudrait voler. La nuit je dors tourné vers le silence. Chaque rêve laisse une cicatrice de lumière, une empreinte sur la poussière du sommeil. Chaque rêve époussette les larmes dans la maison du rire.

Le vide à mes côtés s'est rempli de présences qui luttent contre moi. La nuit n'est plus qu'une blessure ouverte.

Le téléphone est une sourdine que l'on met à l'absence. Je passais des journées à entendre son silence. Je l'ai débranché depuis longtemps mais je l'entends sonner au milieu de la nuit, de plus en plus fort, de plus en plus souvent.

On n'attend jamais rien. On attend tous quelqu'un. Il y a des nomades qui emportent avec eux des cathédrales entières, des sédentaires qui voyagent très loin par le trou d'une serrure, des cœurs de pierre qui réchauffent les insectes et des feux de forêt qui donnent froid dans le dos. Il y en a qui préfèrent les mortes à l'éclat d'un baiser et des vivantes qui en meurent. Dois-je passer ma vie enfermer dans les mots, m'ouvrir les veines avec de l'encre ? Je n'ai pourtant qu'une porte à ouvrir.

Des coccinelles rouges transportant leur tendresse aux mouches qui échappent aux pièges de l'araignée, de l'entêtement des pierres aux envies de voler, de la bouche du volcan aux lèvres de la mer, des pinces de crabe aux pinces-monseigneur, du requin-marteau au marteau-pilon, du poisson-chat à l'oiseau-lyre, il y a tant de choses à voir. J'entends des voix. J'ouvre les yeux pour m'accrocher au monde. Il faut que je traverse l'humanité. Je suis un homme. L'air n'est pas éthéré. Il m'attrape et me saisit de ses bras de couleurs. Il faut que je me baigne dans l'autre.

Je ne suis plus vraiment nu. Les mots ont laissé comme des traces de vêtements sur ma peau. Dans la moue du miroir, seules les rides apparaissent, les taches d'encre, les idées. Je cherche en vain mon regard d'enfant, mon sourire de singe, mes éclats de rire.

Un arbre avec ses racines dans la tête s'étiole peu à peu. Durant mes insomnies j'accompagne l'oiseau qui a perdu ses ailes et rampe sur la terre, le lac redevenu désert, le loup en marche vers le chien, le rêve transformé en objet, en ticket de loterie, l'espérance en monnaie. Il n'est pas question de revenir en arrière mais de saisir le temps avant qu'il nous échappe.

Publié dans Prose

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