Lettre d'Himalaya

Publié le par la freniere

Khampa Dzong, au début de ce mois de septembre 20..

Mon cher amour,

J’ai peu de temps, il fera bientôt froid dans ma maison, et méditer, puis s’endormir, la seule vie possible de mes membres. Ici, je sens toujours l’ancienne déchirure de ma plèvre, dans ce chaos de roches noires désolées, ces glaciers de lumière. Un grand ciel clair et pur infiniment, des steppes éternelles.
Le vent s’est levé pour taillader mes lèvres, les tuméfier, ce soir sur le chemin j’ai laissé une trace de sang dans la boue froide.
Et, seule entre les murs de ce que j’aime appeler mon toit, une chaleur de lampe d’autel qui danse, une statue dorée scintille un peu sur des textes pâlis qu’on m’a prêtés pour ma pensée.
Oui, croirais-tu cela ?
Me voici dans les immensités de pierre à lire ainsi dans Gyaoguwn. Sur une chaise…! J’y ai plié la robe rude que cette jeune aveugle m’a tissée le mois dernier, tu te souviens…

Mon cher amour, j’ai peu de temps, et le son même de ce mot, « amour », est étonnant comme une angoisse. On lui donnerait plutôt des écorces d’agrumes en entourage, un bol d’épices, une étoffe très rouge.
Je ne sais pas ce que je dis en te le prononçant : peut-être cette obsédante roue de sensations, ces lignes claires perpétuellement gravées sur ma peau et qui te représentent vivant et chaud, peut-être. Et peut-être ai-je seulement décidé de te donner ceci, que nul autre avant toi n’a touché, nul regard effleuré :

Voilà, j’ai été habitée d’un souffle.

Pas un de ces souffles naturels de notre poitrine ou de la bouche, celui qui croise les remontées de vagues quand on perd l’équilibre sur les galets, ou celui de la surprise quand l’oyster catcher criaille violemment vers toi (tu as frôlé son nid de sable)
Non, un souffle libre, indépendant, un orbe d’existence.
J’ai été habitée de lui, et même je l’entendais parfois me contredire, nous discutions à coup de descente et de remontée de l’air, parfois il me vient à l’esprit que je n’ai jamais été aussi heureuse que pendant ces longs étirés instants.
Jusqu’à ce qu’il s’arrête.
Nous étions familiers, intimes, à nous savoir par cœur et un après-midi, je me souviens, c’était le jour où ce jeune africain du sud un peu fou m’avait accompagnée tout près d’un bac à sable, au pied de la maison sur pilotis d’Emile Jeanneret.
Alors, le souffle m’a quittée.
D’une seconde à l’autre seconde, j’ai su son absence comme le son direct de la cloche à prière, ici, dans la montagne.
Je ne l’ai plus jamais revu.

C’est un cadeau étrange, je le sais.
Un cadeau vide, de souffrance, d’une rature à peine éteinte.
Mais j’aime le mettre dans ma lettre, comme on mettrait un fil de la robe pliée ou une traînée discrète de ma lampe allumée dans le froid.
J’aime te l’envoyer, comme une chaise triste sur la mer.
Comme les mots de ma nuit sombre
Comme demain comme aujourd’hui et comme hier tu manqueras.

Isabelle Servant

http://insoluble.free.fr/

Publié dans Glanures

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