Poésies des bouts du monde
Admettons d'abord qu'il y a deux bouts à un bâton, établissons ensuite qu'il y a plusieurs "bouts" dans le monde et que la Bretagne et sa pointe avancée, "Penn Ar Bed", ne sauraient prétendre à un monopole.
C'est pourquoi nous tenons au pluriel de notre célébration « Poésie des Bouts du Monde », manière aussi de rappeler qu'en poésie comme en amour on ne saurait sans risques mortels ou de stérilité opposer la partie et le tout. La dialectique, c'est la circulation intelligente et sensible du feu vital.
Une conception planétaire de la condition humaine, une pratique humaniste, le souvenir que nous sommes tous « poussières d'étoiles », c'est la portée qui permet l'écriture d'une ligne mélodique, sans quoi les mots ne sont que cacophonie ou rencontres de hasard.
Je suis et je reste, avec des millions d'autres, de ceux qui se baignent dans l'Orénoque ou le fleuve Amour, dans le Nil bleu ou le Mékong, de ceux qu'émeuvent et excitent certains noms : Zanzibar et Vladivostok, Pondichéry et Valparaiso, Istanbul et Marrakech, certaines formules : « Tierra y libertad », « Salut et fraternité », « l'Homme ne se nourrit pas que de pain », « la terre à ceux qui la travaillent », « la liberté ou la mort ». De ceux qui boivent le thé chaud avec les «derniers rois de Thulé » ou avec les hommes bleus de la route du sel, les cavaliers de la horde d'or, les marins de Hambourg. De ceux qui aiment et célèbrent les vaisseaux de haut bord ou les barques fragiles de l'amour. De ceux qui ne posent sac à terre que pour pouvoir mieux partir et sac à bord que pour mieux éprouver un jour la douloureuse joie du retour.
J'ai des cousins cajuns dans les bayous, et d'autres, acadiens, au grand Québec. Chez eux la musique des mots sonne bourguignonne, poitevine ou Bretonne.
Je suis, Ô chance infinie, de ceux qui ont voyagé dans le Transsibérien avec Blaise Cendrars et y ont croisé la Kolontaï et l'Ange bleu fumant des cigarettes turques à bouts dorés, à Harlem avec Louise Brooks.
Je suis entré avec Rimbaud « aux splendides villes » et « mes italiennes » découpées dans des journaux illustrés s'appelaient Silvana Mangano ou Monica Vitti.
J'ai vu Vladimir Maïakovski jouer aux échecs avec un vieux chinois dans le Barrio Gotico à Barcelone et j'ai bu le maté avec le dernier indien Tehuelche et Bruce Chatwin tout au bout de la Patagonie, nous avons rincé nos tasses dans le Détroit de Magellan.
Aux barricades d'Oviedo, j'ai bourré les grenades de fer blanc des mineurs asturiens avec les beaux mots de la révolution.
J'ai aimé les « filles de feu » de Nerval et fait route avec Isabelle Eberhardt. Entre deux caravansérails, quelques belles étrangères m'ont fait des enfants magnifiques.
A bord de l'IKARIA LO 686070 sur la Basse an Ero , à moins que ce ne fut à ToulKoch, j'ai à nouveau pris «conscience de la folie d'être marin » comme autrefois, au long cours, sur le Ronsard ou le DuBellay qui fumaient dans le Golfe Persique ou la Mer Noire. Ici, la quille a talonné la roche, le capitaine Alain Jégou. fit malicieusement jouer l'accordéon des paupières, pour proposer à la camarde, au cas où... « de chalouper un tango ».
J'ai écrit et brodé sur mes oriflammes et mes bannières des noms qui chantent les combats nécessaires et font sonner le vent : Spartacus et Saint-Just, Louise Michel et Rosa la Rouge, Nazim Hikmet et Mamoud Darwich, Andrès Nin et Durruti, Rimbaud et Kafka, Giordano Bruno et Robert Desnos, Garcia Lorca et André Laude, et les cohortes combattantes des amoureux de la « liberté libre ».
Avec des millions d'autres, je partage cette conviction profonde, JE SAIS, que la poésie à devoir de subversion, charge d'amour. Je sais qu'elle peut faire sauter des verrous, chanter la liberté, et parfois réchauffer les corps et étancher les soifs. La poésie... je sais qu'elle est acte de résistance, qu'elle procède, lorsqu'elle est bien pensée, écrite, dite, vécue, de la dignité humaine, de la beauté du monde.
Récemment, la revue Courrier International, dans un cahier de vingt-quatre pages, établissait que partout dans le monde, la poésie est en pleine renaissance. Ce n'est pas un hasard. C'est que devant l'affaissement généralisé de la pensée libre, devant la mondialisation rouleau-compresseur qui écrase et nivelle tout ce qui ne procède pas du commerce et de la finance internationale, monstres brutaux et spoliateurs, il est des millions d'hommes et de femmes qui cherchent les voix et les moyens des combats pour empêcher l'humanité sous la férule de conducteurs fous de rouler à l'abîme, de basculer dans un pandémonium final.
Avec des millions d'autres, je sais que l'heure est à la résistance, que l'urgence est au cri. Je sais qu'il y a plusieurs bouts dans le monde et qu'à partir de celui que nous occupons, il convient de crier : Vive la poésie ! Vive la vie !
Salut et fraternité
Yann Orveillon