Carnets d'atelier (extraits)
Le papier, papier marouflé, trituré, déchiré, recomposé. Le papier, matériau. Le travail du papier, sa mise en lambeaux, son marouflage, son lissage avec les paumes, les doigts, la construction de ses accidents. Ainsi j'investis le tableau à venir, je prépare le terrain, je fonde.
Est-ce que le papier est une peau ? La peau duvetée de l'oisillon, la peau sableuse du rhinocéros, la peau humaine, grise, rose, jaune, rouge, noire, ocre, ambrée, autant de teintes qu'il y a de sols, la peau qui respire, respire, voilà le mot, respirer, respirer !
La peau est poreuse, j'inscris une peau, je tends une peau sur un cadre, afin que cette peau puisse être résonance. Du chant silencieux du monde je suis le bâton et le chant, le chant et le tambour, tableau-peau, tambour-chant. Chant du monde dans le creux de la création.
On tend les toiles, comme on tendait des filets sur une rivière, comme on posait des collet à lièvres. Peindre, c'est une activité prédatrice au sens noble. Ne se laisse prendre que la proie qui y consent après qu'on l'en eut priée.
Dans ma rencontre avec l'autre, peu importent la connaissance, l'empathie, l'amitié ou l'amour qu'il me porte, il existera toujours un territoire qui lui sera inaccessible, et c'est justement celui où j'entends en moi la résonance de sa présence dans ma vie. Ce territoire, où se dessine l'ombre portée de notre rencontre. Là, lieu sacré de l'intime, l'autre qu'il est, me pénètre et me vivifie dans le secret de ma terre, dans le mystère de ma boue. Ainsi toi que j'aime, je te bois comme la terre boit son eau.
Paradoxe qui finalement n'est pas loin du mystère de la fécondation. À l'instant où l'un se perd comme un, c'est là, à ce moment précis, quand l'autre l'accueille et fait sienne cette part de vie et de mystère offerte, qui à son tour dans et par l'accueil accepte que l'autre prenne vie en lui sans jamais savoir de quelle vie cette vie sera faite.
Comment cela se peut-il ? Je crois qu'il n'y a que trois chemins, celui de la charité, celui de l'amour et celui de l'œuvre d'art, chacun des trois participant des autres.
Michel Madore Carnets d'atelier, Éditions Mémoire Vivante, Paris, 2003