Le premier mot 6
Les pas des mots sur la page qu'on prend pour des chiures de mouche, les passagers clandestins qui cherchent une terre d'accueil et finissent en cabane, le passage des oies blanches qui ponctue les saisons mieux qu'un calendrier, les traces d'un passage qu'on laisse sur la route (et oui les miettes et autres récurrences), les passages qu'on souligne dans un livre, le passage des ans qui féconde les rides, le passage du Gulf Stream où les courants sont chauds, celui du Cap Horn où les voiliers démâtent, le passage du vent sur les braises encore chaudes...
Le passage des canyons sur les sandales du vent du temps où les bêtes comprenaient notre langue, le passage des Bédouins, les caravanes inconnues sur les sables nomades, le passage de l'ombre à la lumière, de la sève à la feuille, la graine qui s'éclate jusqu'à la conséquence du fruit...
Les notes de passage qui ne servent à rien et ne sont qu'une chaîne (à proscrire), si loin que porte le regard le passage d'un oiseau qu'efface l'infini, les passions, les peurs, un petit pas de plus, la forme que prennent les voyelles en passant d'une langue à l'autre, les passages à gué, la présence du ciel dans une goutte de pluie, du désespoir à l'espoir les nœuds qui se délient, les pierres qui se délitent, les yeux qui s'ouvrent et les mains d'un bébé découvrant l'horizon, le fleuve d'Héraclite visité par les mots, la vie qui bat jusqu'à la mort et peut-être au-delà...
La moitié du chemin qui rapaille ses pas pour un dernier élan, le passage des trains dans le regard des vaches, les rendez-vous manqués qui s'ouvrent une gare, le passage des poissons dans l'eau bleue d'un regard, les mésanges en hiver, les foins zygomatiques dans le chant des prairies, les mots qui visitent la pierre, la goutte d'eau, la plus petite feuille, le passage des couleurs de la phrase au doigté, celui du rire aux larmes, de la pensée au geste, de la porte au grand air, la très belle épouvante et ses chevals de feu, la course de la biche dans la forêt des mots, la traversée de Brocéliande, des dictionnaires entiers de phrases qui attendent dans une seule goutte d'encre...
Les passages à vide, les épaves sur l'eau, le passage des vagues entre le fond du fleuve et les rives qui fuient, les astres migratoires, cette flamme vaincue par sa propre chaleur, et l'autre qui résiste malgré le vent du nord, je cherche le passage bien plus haut que la vie, celui que l'on franchit avec des petites choses plus grandes que leur tout, l'autre côté de la mort, la petite fêlure sous le revers des mots, la cicatrice ouverte à même le couteau…
La grande marche sans Mao, les escaliers de secours, les barreaux de l'espoir sur l'échelle d'un bas, une seule maille au filet, le passage des doigts sur la peau du tambour, les cordes d'une guitare, les cheveux du printemps, tout se passe toujours autrement que prévu, seuls les passages restent les mêmes qu'on les prenne à l'envers ou dans le sens du temps, pour les grandes questions j'ai des petites réponses et des mots pathétiques pour taire le malheur, le passage du silex à l'âge du plastique, de l'étrange à la norme, on emporte toujours un secret dans sa tombe, où donc vont les choses qu'on ne regarde plus, grimacent-elles dans notre dos, une chaise quittée fait craquer notre absence et l'on croit aux fantômes, l'abîme nous entoure, on ne peut y tomber, les années passent et nous restons à peine plus vivants que dans l'eau matricielle...
Passage en trombe, passage de travers, passage des glaciers, passage des torrents dans les ravins abrupts, traverse d'animaux, transhumance, passage d'écoliers aux rêves en bobèche. Le passage du feu d'une tribu à l'autre a forcé l'animal à prendre la parole. Il faut beaucoup d'espoir pour traverser l'hiver. Le passage des saisons. Le passage des gestes par
Le passage des Perséides n'éclaire pas le ciel mais l'intérieur des yeux. Le passage des mots de la prose au poème ne change rien au conseil des ministres, à la mode, à la crise des valeurs mais le seul passage d'un amibe a créé l'univers. Des cœurs battent dans les oeufs, des images apparaissent où il n'y avait rien, tant de mots se bousculent sans connaître la langue. Il a suffi de rien pour faire un monde et l'homme voudrait tout pour aimer. Ce sont les mêmes mains qui protègent la tête chez le singe ou chez l'homme mais chez l'homme la pointure des souliers a remplacé le pas, l'épaisseur du porte-feuille la légèreté de l'âme. Le ronflement des machines lui sert de pensée. De temps à autre seulement quelqu'un se lève et pisse dans le vent.
Le monde n'est jamais prêt pour la naissance d'un enfant. Ceux qui arrivent les mains vides ont tout le reste à donner. Oh oui pour les passeurs de mots, les passeurs de rêves ! Il faut passer le mot. Il faut passer le rêve par le trou d'une aiguille.
À l'école de la nuit les étoiles s'allument pour le passage d'Andromède. Ceux qui s'aiment, ceux qui souffrent, ceux qui répondent aux arbres et parlent aux oiseaux sont comme des enfants dans un cocon stellaire.
Le bleu sur la mer est le passage des vagues, le rouge dans les veines celui du cœur, le noir sur la neige celui des pas. Le brun et l'or dans les feuilles est le passage du temps et leurs mouvements celui du vent. Le jaune sur le ciel est le passage des étoiles. La couleur du silence est le passage de l'absence. Toute la vie le désir m'a porté.
L'indéchiffrable sourire des montagnes laisse passer des larmes, ruisseaux, ravins, torrents et quelques oiseaux d'eau qui arrosent la plaine. Même en rêve, on n'a pas encore entrevu toutes les dimensions du possible. Les lignes de la main s'échappent à la recherche du bonheur. On en retrouve des bribes dans les toiles d'araignée, les tricots écossais, les jardins de Lurçat. La seule limite de l'homme, c'est l'homme. Il faut sans cesse ouvrir le passage.