Claude Louis-Combet
Je suis né en 1932 et ai grandi dans un milieu économiquement très dépourvu mais spirituellement riche et exclusivement féminin (mère, grand-mère, sœur). J'ai fait mes études secondaires dans des petits séminaires. En 1950, je suis entré en religion chez les Pères du Saint-Esprit. J'ai quitté la vie religieuse en 1953. Après mon service militaire, j'ai fait des études de philosophie à la faculté des lettres de Lyon. Je suis arrivé à Besançon en 1958. De 1958 à 1968, j'ai enseigné la philosophie au lycée. De 1968 à 1992, j'ai dirigé un centre de formation d'instituteurs spécialisés pour les classes d'enfants en difficulté.
Toute mon œuvre se rattache à un certain projet autobiographique esquissé dans mon premier ouvrage Infernaux Paluds (1970). D'abord soutenue par mon désir de configurer les expériences majeures de mon enfance et de mon adolescence afin d'en dégager une signification, l'écriture s'est révélée être l'espace d'une projection continue de rêveries, de fantasmes, de réminiscences mythiques, en étroite relation avec le vécu affectif. Dans les années 1980, j'ai avancé le concept de mythobiographie pour désigner le produit littéraire osmotique associant en un tout, par la phrase, les expériences émotionnelles individuelles et la trame mythologique ou hagiographique du récit. Ma conception du roman est essentiellement poétique et onirique. L'objectif des essais est de rattacher l'entreprise d'écriture à ses fondements existentiels. L'ensemble de l'œuvre révèle une forte connotation psychanalytique, religieuse et philosophique, dominée par le souci du traitement esthétique de la langue.
À cette visée de création littéraire s'associe étroitement mon travail d'éditeur. Depuis 1987, je dirige chez Jérôme Millon, à Grenoble, la collection « Atopia » qui a pour vocation la réédition de textes mystiques ou spirituels anciens, plus ou moins oubliés et devenus introuvables. J'ai préfacé moi-même une douzaine d'ouvrages dans une collection qui comporte actuellement une cinquantaine de titres. Les auteurs spirituels auxquels je me suis attaché personnellement (Jacques Boileau, Berbiguier de Terre Neuve du Thym, Louise du Néant, Marguerite Porete, Pierquin, etc.) révèlent des affinités profondes et subtiles avec mon propre champ de recherche.
Œuvres
Du sens de l'absence, Lettres vives, 1985
Chez José Corti
• Le péché d'écriture, 1990
• Augias et autres infamies, nouvelles, 1993
• Blesse, ronce noire, 1995
• L'Âge de la rose, 1997
• Le Petit œuvre poétique, 1998
• Le Recours au mythe, 1998
• Proses pour saluer l'absence, 1999
• Le Chemin des Vanités d'Henri Maccheroni, 2000
• L'Homme du texte, 2002
• Transfigurations, nouvelles, 2002
• Tsé-Tsé (Flammarion, 1972)
• Mémoire de Bouche (La Différence, 1977)
• Marinus et Marina (Flammarion, 1979)
• D'île et de mémoire, 2004
• Terpsichore et autres récits, 2004 (Fata Morgana)
• Les errances Druon, 2005
• Ouvertures, 2005 (Fata Morgana)
• L'Heure canidée, 2005 (Léo Scheer)
• Cantilène et fables pour les yeux ronds, 2006
• Visitations, 2006
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Dans le grenier de la vieille maison, c'est un capharnaüm de malles remplies de livres, de lettres, de papiers de famille, mais aussi de vêtements périmés, de rideaux, de dentelles, de coussins à franges et à ramages. Il y traîne des jouets comme fracassés par le temps : une poupée qui a perdu une jambe, une autre dont le crâne de porcelaine s'est brisé et laisse apparaître le délicat appareil de contrepoids qui fait mouvoir les yeux, petits globes de verre bleus se haussant et s'abaissant sous des paupières immobiles ornées de très longs cils. Les poupées portent des robes à l'image de celles des petites filles et, là-dessous, de précieux petits pantalons blancs serrés contre les cuisses. Un jeu de quilles est étalé sur le plancher. Un cheval de bois éreinté est encore attelé à sa charrette, mais celle-ci n'a plus de roues. Des soldats de plomb fauchés dans leur élan viril gisent dans une boîte de carton. De nombreux couvre-chefs, masculins ou féminins, sont accrochés à des patères ou traînent dans la poussière : des casquettes, des gibus, des canotiers, des chapeaux extravagants ornés d'oiseaux, de fleurs, de plumes, et garnis de rubans, de voiles noirs ou de voilettes.
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O Nox Mater ! (extrait de Le Recours au mythe)
L'homme d'écriture et fauteur d'écrit n'est pas encore sorti de la prodigieuse enveloppe qui l'enclôt. Depuis le commencement, il se cantonne dans des limbes qui appartiennent tout uniment à la nuit et à la chair, au désir et aux mots. Il est plus que probable qu'il n'ait pas envie de s'extraire de cette gangue des origines, où toutes les origines se confondent. S'il avait envie d'être limpide à lui-même, il aurait depuis longtemps renoncé à l'écriture. Depuis longtemps il a compris que celle-ci fortifiait l'attachement et entretenait la nostalgie. Écrire, se dit-il, c'est être fixé. Avec bonheur il s'aperçoit que, tandis que la vie a passé, tandis que la mort se rapproche, lui-même n'a pas bougé, n'a pas changé de lieu, n'a pas cessé de s'arrêter au même horizon - celui qui se dressait devant lui, à cinq ans, lorsqu'il exprimait dans son carnet, par une ligne brisée, l'angoisse qu'il éprouvait, lui, d'être ce qu'il était, différent, un garçon, dissident de l'ordre féminin-maternel. Il a campé sur le territoire de cette interrogation - entre attaches utérines et curiosité lexicale. Les sensations premières de l'enfance lui ont appris qu'il appartient à la terre. Et les mythes lui ont confirmé cette appartenance et cette destination. La traversée du christianisme l'a arraché à cette bienheureuse certitude. La mère n'était plus la terre, mais cette femme exactement, la jeune, la pécheresse, la damnée. Le socle d'assurance archaïque, qui liait l'être à la nature, a été renversé. Il fallait compter, désormais, avec la faute, le renoncement, le sacrifice, la rédemption. La spiritualité occultait la mythologie. Plus tard, l'œuvre chercherait son propre poids entre ces deux pôles, aussi nécessaires l'un que l'autre, et irréconciliables, et exclusifs. Et les amours se mêleraient aux mots. Le texte naîtrait, peu à peu, au confluent de régression vers le passé des commencements immémoriaux et d'éternisation dans l'adoration du présent. L'homme d'écriture et fauteur d'écrit pourrait continuer longtemps de rêver d'unité retrouvée et d'aspirer à la résolution béate de tous ses conflits : il ne sortirait jamais de l'évidente contradiction qui le scinde, au fond de lui-même, entre ses désirs païens de participation charnelle, sensuelle, sexuelle, tellurienne, dionysiaque et panthéiste et cette exigence de spiritualité qui prive de sens toute attache avec le monde et qui, dans son inassouvissement certain, par les voies obscures de la culpabilité, continue de le gouverner dans sa vie comme dans son œuvre. Il faudrait, se dit-il, jeter les livres aux orties. Mais les livres sont là et témoignent contre lui d'une beauté qu'il n'a cessé de quêter et dont il n'est pas rassasié. Quoi qu'il fasse, et pût-il les oublier, à quoi il s'emploie du reste, ils demeurent - bizarres témoins d'une application à la ténèbre, qui était aussi une longue fidélité à la même extase. De tels livres sont malséants comme l'existence à laquelle ils ont servi de miroir. Cette existence, il en va de même pour chacun, n'a rien demandé. Elle est là. Elle s'est construite, sans se douter longtemps de ce qui l'attendait, dans une relative innocence autrement dit, sur le fond avéré d'un amour qui outrepassait toutes bornes. Le fils a le droit d'aimer sa mère. La tradition éthique occidentale fait même de cet amour une sorte de devoir qui entraîne des obligations. Mais la réprobation, l'interdiction, et occasionnellement le scandale, maintiennent cet amour dans le train-train des bons sentiments. Tu aimeras ta mère comme ton Dieu, d'un amour pur et désintéressé. Mais qu'arrivera-t-il, quel sort te sera fait - quel sort te sera jeté - si tu aimes ta mère comme une femme, si tu aimes la femme dans ta mère, et si ton cœur, dans une alliance inconditionnelle avec ta chair, soutient le désir qui t'occupe, dès lors, tout entier ? Qui t'occupe depuis le commencement. Qui t'occupera jusqu'à la fin. Qui a rempli et remplira toutes les pages d'une œuvre éprise, propitiatoire, expiatoire, imploratoire, sans autre horizon que la mort, soudain, privée de ses accomplissements de rêve. La mise en forme littéraire de l'inceste - de la première à la dernière ligne - ne se justifiera pas même par ce petit peu de beauté à laquelle se sont attachées toutes les forces vives de l'imagination et du goût, et qui ne couvrira guère plus qu'une ou deux générations. Elle ne justifiera ni la constance de la nostalgie, ni le regret de l'abstinence et de toutes les occasions manquées du passage à l'acte, ni le vague soulagement d'être passé à côté de la folie. L'écriture restera le témoignage doux-amer de l'impuissance à être - et d'une semi-capitulation devant l'énormité du désir. L'hybris qui foudroyait le héros antique a beaucoup perdu de son mordant. Le moderne s'égare en phrases dont les sinuosités dessinent le modèle de ses incertitudes et de ses inconsistances. En vérité, dira-t-il, il n'a jamais fait bon être le fils de ma mère. La plus désirable était la plus interdite. La plus bavarde en les formes putassières qu'elle affichait était aussi la plus muette. Celle qui s'ouvrait à tout vent était la plus scellée. L'impossible étreinte se déporterait donc dans la litière de la langue maternelle. Les mots, substitués à la chair, maintiendraient l'infinitude de la distance. Toutes les conditions seraient données pour que le mirage s'accomplisse. L'homme, sa soif et son désert. Le ciel vidé de son Dieu. La mère, en posture de Baubô, sur sa colline ou au bord de l'eau. Et la phrase, épurée jusqu'à sa courbe dernière, pour remplir le temps. Il ferait nuit. C'était la nuit. C'est la nuit.
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Que reste-t-il du sacré après que Dieu s'est absenté ?
Cette question, je ne la pose pas à un public abstrait qui serait, par exemple, la collection de mes lecteurs. Cette entité lointaine, indiscernable, inévaluable, m'est étrangère au point que je ne puis en tenir compte en aucune de mes démarches en rapport avec la création littéraire. Il se pourrait bien, du reste, que cette question n'ait aucun sens en dehors de moi. Cependant, je la maintiens, car elle se lève, obstinément, dès que je m'interroge sur le sens de mon entreprise d'écriture. Car si je cherche à saisir, d'un seul regard, ce qui relie - et unit - dans mon oeuvre, la construction mythobiographique et le travail autobiographique, j'estime que le récit des événements relatifs à la perte de la foi religieuse sous-tend tout effort de ma part pour donner forme de fiction à un substitut de quête spirituelle qui consisterait à élever jusqu'à l'absolu le sentiment d'appartenance à la réalité du cosmos, à la Terre tout particulièrement. Peut-être est-ce parce que la Terre est affectée d'un coefficient symbolique maternel - et aussi parce qu'elle est impensable sans la présence des eaux, qui ont une forte valeur élémentale féminine - toujours est-il que je ne perçois pas d'autre objet de contemplation à l'horizon, qui puisse à peu près recouvrir la place occupée jadis par la présence de Dieu - j'entends le Dieu chrétien, dont la présence réelle était concrétisée par le tabernacle et la veilleuse. Une fois - une fois pour toutes - que la présence eut viré en absence, ce qui demeura, comme jamais ce n'avait eu lieu, ce furent les sources mêmes de l'expérience du sacré : la Terre figurée en quelques paysages élémentaires ; la quête du centre ; l'adhésion de l'être tout entier à l'enfoncement, à la perte, à la dissolution ; l'itinérance perdue d'errance à la recherche d'un lieu et d'un moment d'origine ; la dynamique du retour, tournant le dos à toute actualité, à toute référence mondaine ; l'appel des plus profondes profondeurs de l'être à une essence incorruptible et résistante du temps : un "illud tempus", en deçà ou au-delà de l'histoire et de sa cuisine gangreneuse. Ainsi, le Dieu était absent, la matière régnait, mais le désir d'éternité n'était pas mort, il occupait le désert tout entier, passionnément, extatiquement. La nomination de ce lieu purement intérieur, l'écriture ne visait à rien d'autre. L'expérience du sacré survivait, par là, au naufrage de la foi.
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Claude Louis-Combet